Portrait

L’énigmatique Henry Grimes

L’une des énigmes du personnage Henry Grimes est son total effacement du devant de la scène musicale avant sa redécouverte qui relève du conte de fées avec happy end.


Henri Grimes au Vision Festival XII (NYC) en 2007 - photo de Bertrand Gastaut

S’il y a des « come back » en matière de musique, c’est souvent qu’à un certain moment le succès avait les yeux ailleurs, que la mode était passée, et que ledit retour a des relents nostalgiques. Mais pas de nostalgie avec Henry Grimes. D’ailleurs, rien n’est simple avec lui.

Henry Grimes

Il faut rappeler qu’avant d’être contrebassiste, il fut violoniste. C’est d’ailleurs sur cet instrument qu’il débute son concert parisien en appartement, Jazz at Home, en compagnie de cette autre pointure de la basse, Benjamin Duboc, en novembre 2011.
Cette mutation est liée à ses cours à la Juilliard et à ses cours privés auprès de Frederick Zimmermann, ce dernier faisant de même avec Barre Phillips et David Izenzon, l’un des bassistes d’Ornette Coleman. Belle proximité.

Il convient aussi de rappeler qu’avant d’être un pilier du free jazz, il a joué dans d’illustres formations moins avant-gardistes, dont le groupe de Gerry Mulligan (avec Lee Konitz et Tony Scott) et le trio sans piano de Sonny Rollins (1959). Pour souligner ce caractère multi-cartes, on peut signaler qu’au festival de Newport de 1958, il participa à six formations différentes dont celle de Benny Goodman. En 1963, le même Sonny Rollins l’embarque pour sa tournée européenne avec Billy Higgins et Don Cherry.

Naturellement, c’est sa participation à divers enregistrements d’Albert Ayler qui demeure dans les mémoires. C’est oublier qu’il fut aussi un membre du Cecil Taylor Unit avec lequel il enregistra pour Blue Note. Il devait faire partie du groupe du pianiste pour sa grande tournée européenne, mais il ne se présenta pas à l’aéroport. Seul Alan Silva fut de la fête (et j’y étais). Il participa aussi au groupe de Don Cherry dans la trilogie faite pour Blue Note, ainsi qu’à des disques de Franck Wright, Burton Greene etc.

Curieusement, alors qu’il frayait avec les plus grandes figures du free, il accepta d’être le bassiste remplaçant de la formation de Jon Hendricks. Mais comme avec lui rien n’est simple, on raconte qu’il est descendu du car qui emmenait la troupe après un propos désobligeant du leader à propos de Cecil Taylor.

Sujet à des problèmes de santé (mentale ?), il quitte New-York pour la Californie puis sa trace s’estompe, disparaît en 1969, après un concert avec Archie Shepp. Les témoignages ne concordent pas. Il raconte qu’il a fait la route vers Los Angeles, la basse sur le toit, et qu’elle s’est endommagée avec le sable du voyage. Pas d’argent pour la réparer, pas de téléphone pour demander de l’aide. On raconte qu’il a vendu sa contrebasse et qu’il a fait toutes sortes de petits boulots. Il vit dans la gêne, voire dans la pauvreté. La critique annonce même sa disparition en 1986.

Une éclipse de trente ans !

Un travailleur social, Marshall Marrotte, le recherche, le retrouve, lui fait faire un entretien dans lequel il évoque son désir de revenir à la scène. Mais il n’a pas d’instrument. La suite est connue : la femme qui se bat pour lui en procurer une, Margaret Davis, est devenue sa femme ; William Parker, alerté, lui envoie l’une de ses basses et la nouvelle carrière démarre. Une telle histoire ne pouvait qu’intéresser les chroniqueurs et contribua à son retour sur le devant de la scène.

Trente ans, cela reste abstrait. Lors de son éclipse, le Word Trade Center n’était pas achevé. En 2002, à son retour, il n’existait plus. Et entre temps, il y eut la révolution Internet. Le monde avait bougé. La musique aussi. La scène européenne s’est épanouie, de nouveaux talents ont émergé. Il a découvert la musique de Peter Kowald qu’il a tout de suite adorée.
Ce qui est remarquable, c’est qu’à son retour, sa place est restée la même en dépit de ces grands bouleversements : aux avants postes.

par Guy Sitruk // Publié le 26 avril 2020
P.-S. :

L’essentiel de ce texte est issu d’une chronique de Pierre Crépon parue sur Point of Departure. Les éléments du présent article sont repris avec son accord.
Ce texte d’origine est lui-même une critique exigeante d’un ouvrage de Barbara Frenz : « Music to Silence to Music : A Biography of Henry Grimes (London : Northway Publications, 2015) »

D’autres éléments biographiques sont disponibles sur le site de Henry Grimes avec ce titre qui sonne tristement aujourd’hui : History Is Still On The Making

Voir aussi l’entretien qu’il a accordé à Citizen Jazz.