Scènes

L’intranquillité ressurgit à Saint-Claude

À la Fraternelle, le trio Pierrot, Tchamitchian, Marguet a marqué les esprits.


L’intranquillité © Mario Borroni

Qui doit-on vraiment célébrer ce soir ? Fernando Pessoa, écrivain et dramaturge, poète et auteur de fictions, décédé quasiment dans l’anonymat des suites de son alcoolisme en 1935 ? Le Livre de l’intranquillité, son ouvrage posthume habité par une introspection perturbante et rédigé de manière sporadique entre 1913 et l’année de sa disparition ? Bernardo Soares, clone avéré de l’auteur et dont on suit les péripéties dans ce journal intime ? Le début du vingtième siècle, confronté à des politiques totalitaires mais où l’émergence de l’Art abstrait et du Modernisme bouleversent les codes en place ? Le jazz et l’improvisation qui en découle dans ce spectacle vivant ? Frédéric Pierrot, comédien engagé sur les planches et dans la vie quotidienne ? Claude Tchamitchian, qui se concentre avec sa contrebasse sur la liberté créative ? Christophe Marguet, dont le jeu foisonnant à la batterie enchante une confrérie importante de musicien·nes ? En cette fin d’année 2024 dans le théâtre de la Fraternelle, l’auditoire s’est laissé emporter dans ces questionnements déterminants.

Christophe Marguet ® Dominique Chappard

« Parler c’est dire ». La profondeur de la voix de Frédéric Pierrot ouvre le champ des possibles. Il devient l’une des doublures de Fernando Pessoa qui avait utilisé des pseudonymes afin d’écrire des nouvelles ou de brouiller des pistes. De David Merrick à Horace James Faber en passant par Alvaro de Campos, la liste est longue. D’emblée, les paroles résonnent, prennent corps, réveillent les consciences et accompagnent un public attentif qui a fait le déplacement par cette soirée fraîche. La curiosité est palpable dans le théâtre parmi ces femmes et ces hommes qui témoignent d’une grande curiosité pour celui qui scande ses mots, « Si seulement le jour et le bonheur ne pouvaient jamais venir ».

Activation du phénomène exploratoire, la paire rythmique se joint progressivement aux déclamations de l’acteur, une substance malicieuse se déverse, « chaleur à l’état pur, toute froide », le texte prend rapidement une tournure déroutante, « Il fit froid soudain dans toutes mes pensées ». Le cri guttural, libérateur, se fond dans la résonance des cymbales qui scintillent sous l’impulsion de Christophe Marguet, « Vivre c’est être un autre… ». L’archet de la contrebasse de Claude Tchamitchian sublime l’éloquence du propos, « ce qui sera demain sera autre ». C’est alors que la dramaturgie irradie les parties improvisées, la sensualité s’oppose désormais à toute forme de rationalisme, « une impression de malaise vient s’attaquer à mon rêve ». Frédéric Pierrot lève l’ancre, il s’engage frontalement dans de nouvelles sensations et dans des tourments coextensifs. Habilement, il s’affranchit du réel et dépeint ainsi l’une des obsessions de Fernando Pessoa, être soumis à une double existence, l’une rêvée et l’autre bien réelle.

Frédéric Pierrot © Mario Borroni

Les méandres qu’instaurent Claude Tchamitchian et Christophe Marguet transforment les extensions vocales qui redoublent d’intensité, nous sommes face à une prouesse musicale. Le chaos qui survient alors ne peut nous laisser insensibles, « je ressens de l’amour pour toutes ces choses » scande Frédéric Pierrot alors que dans la foulée la complexité des sollicitations psychiques ressurgit, « je me souviens de lui au futur ». La cérébralité torturée de l’auteur est mise à nu, « le rêve est la pire des cocaïnes » et « les paranoïaques résonnent comme peu d’hommes peuvent le faire », Frédéric Pierrot s’empare de cette terreur. Le contrebassiste slalome sur l’abondance du texte et fait usage de sa virtuosité par l’utilisation de deux archets, en accord avec le foisonnement des rythmes propagés par le batteur.

Habilement, il s’affranchit du réel et dépeint ainsi l’une des obsessions de Fernando Pessoa, être soumis à une double existence, l’une rêvée et l’autre bien réelle.

Le trio invite le pessimisme sur scène sans pour autant renoncer aux déflagrations jazzistiques héritées du swing, il devient le porte-parole d’une peur indicible. « je sens un abîme s’ouvrir dans mon âme ». La vélocité avec laquelle les mots sont scandés est soulignée par les balais qui caressent la peau des toms de la batterie. L’accentuation du tempo se confond rythmiquement avec le voyage en train entrepris par Bernardo Soares, employé de bureau besogneux et dont la vie protocolaire atteint une envergure inespérée par l’énonciation redoutable de Frédéric Pierrot. « ces morts qui m’ont aimé tout enfant » exprime à jamais le renoncement, la corporalité rejoint la spiritualité et le déchirement y est sublimé par l’intervention magistrale en soliste de Claude Tchamitchian. Une poésie d’une pureté implacable se matérialise avec les passages de la lettre désenchantée destinée en secret à la bien-aimée, « il me plairait que vous pensiez à moi de temps à autre ! ». Cette sombre fatalité se métamorphose avec l’intervention en solitaire de Christophe Marguet. L’énergie avec laquelle il fait chanter ses tambours illustre bien l’évolution stylistique de la batterie dans le jazz du XXe siècle.

Claude Tchamitchian, Christophe Marguet, Frédéric Pierrot © Dominique Chappard

« Je m’apaise enfin », les trois musiciens ont tout donné ce soir, Frédéric Pierrot a été l’égal d’un Sonny Rollins, ne jouant pas contre une section rythmique ni avec, mais dedans. Il est le soliste prédominant du trio, le prolongement charnel d’un roman qui ouvre la porte à des investigations psychiques, il frôle les abysses avec élégance. « Rien ne m’attire vers le haut même si plus rien ne m’attire vers le bas ».

J’ai assisté à un concert de cette formation il y a un an et il est indéniable qu’elle ne cesse de s’étoffer. Le texte est identique, mais la prestation de Frédéric Pierrot s’est enrichie par l’extension de ses improvisations vocales. Dans ces séquences imaginatives, les onomatopées ont pris du corps, elles se sont allongées, sont devenues distordues et soupesées par moment. La prestation scénique de L’intranquillité gagne en intensité et ces trois artistes participent à un work in progress que l’on souhaite voir perdurer.