Chronique

Une petite histoire de l’opéra

Laurent Dehors

Laurent Dehors (saxes, clars, voc), Matthew Bourne (p, keyb, voc), David Chevallier (g, banjo, voc), Gérald Chevillon (bbs, ss, fl, perc, tp, valiha, voc), Jean-Marc Quillet (perc, tp, voc), Anne Magouët (soprano)

Label / Distribution : Orkhêstra

La création du spectacle Une petite histoire de l’opéra à l’abbaye de Royaumont en 2010 avait permis de découvrir le nouveau spectacle de Laurent Dehors [1] avec un quintet constitué de ses plus fidèles musiciens et de la soprano Anne Magouët. Celle-ci éclaire l’album en interprétant ces airs mutants sans modifier son répertoire, preuve que son parcours au sein de divers ensemble prestigieux ne l’a jamais vraiment éloignée du jazz [2].

On sait le goût de l’iconoclaste Dehors pour l’opéra, genre qu’il avait déjà abordé avec l’ambitieux Carmen et le spectacle pour enfants La flûte enchantée. Après avoir fêté les quinze ans de Tous Dehors et confronté sa musique au quatuor contemporain Habanera, c’est à une évocation amoureuse des « grands airs » et de leur dimension populaire qui enthousiasme le Rouennais.

Son Histoire est une divagation temporelle qui propose un carambolage de quatre siècles d’opéra, comme pour mieux en montrer l’unité esthétique, et qui se nourrit, de Bellini à Debussy, du jeu constant entre les codes et et les genres, entre la puissance de feu de l’improvisation et le raffinement des arrangements dont l’humour n’est jamais très loin. La célèbre « Chevauchée des Walkyries » de Wagner devient une bossa nova douçâtre et décalée portée par les percussions de Jean-Marc Quillet, un des piliers de Tous Dehors. Norma devient en un slow langoureux rythmé par le banjo de David Chevalier avant se déliter lentement.

Il serait cependant - comme souvent - injuste de limiter la musique de Laurent Dehors à la dérision. Il suffit de se pencher sur « Cold Song », au pivot de l’album, pour s’en convaincre. Bâti sur le King Arthur de Purcell, cette suite entrelace avec précision improvisations et citations du compositeur baroque. Cette relecture très contemporaine rehausse la complexité des jeux de timbres et les ténèbres de la masse orchestrale, tramée d’acidité par Chevallier. Ici, Gérald Chevillon (peu à peu devenu le socle des spectacles de Dehors grâce à ses lignes de basse tonitruantes et son espiègle polyvalence) et Matthew Bourne (impressionnant de puissance et de vélocité - « Alabamamackie » - sans que sa virtuosité alourdisse son jeu) sont constamment remarquables ; ils viennent d’ailleurs de plus en plus souvent compléter son trio de base.

L’album est enregistré à Rouen dans la Salle Sainte-Croix-des-Pelletiers, chapelle à la sonorité chaude et aux murs emplis de fantômes qui contribuent pour beaucoup au son de l’album [3]. Par rapport à la prestation scénique, cette Petite histoire de l’opéra s’est défaite de certains clins d’œil et autres envolées décalées pour se recentrer sur le travail de modelage de la pâte orchestrale. Certes, l’hommage à Rossini est un « Tournedos » concocté en cuisine, mais le piano ténu de Bourne transforme la ripaille en une citation minimaliste du Manon de Jules Massenet

Le plaisir et l’enthousiasme qui animent Laurent Dehors dans cette œuvre ambitieuse est une clé de sa réussite. Jean-Philippe Rameau l’ignorait en écrivant Platée et Les Indes galantes, mais c’est sa musique qui se prête le mieux à cette Histoire. Depuis l’ouverture (« L’Orage ») à l’« Air des sauvages » (qui, avec son groove jovial, est sans doute la plus belle réussite de l’album), cette formation inédite prend un plaisir manifeste - et partagé ! - à voyager dans le temps. Inutile d’attendre le prochain départ ; l’embarquement est immédiat.

par Franpi Barriaux // Publié le 7 novembre 2011

[1Voir notre compte rendu

[2Anne Magouët fait partie de l’ensemble A Sei Voci qui a enregistré Gesualdo Variations avec David Chevallier. Elle a par ailleurs enregistré G meets K avec Geoffroy Tamisier et Kenny Wheeler sur le label Yolk.

[3Dans les années 60-70, cette salle rouennaise sécularisée était un temple du free jazz. Aujourd’hui, pour cause de voisins acariâtres et de politiques frileuses, elle a perdu un peu de son lustre.