Le Paris Magic de Coleman
Steve Coleman and Metrics et Magic Malik Fanfare Xp à la Petite Halle
The Metrics. Photo Laurent Poiget
Le 18 octobre 2017, Steve Coleman and Metrics et Magic Malik Fanfare XP, en première partie, étaient en concert, dans le cadre d’une résidence de deux semaines, à la Petite Halle de la Villette.
Tous deux familiers des lieux, les musiciens inscrivent leur collaboration dans une démarche commune – Steve Coleman avait invité Malik Mezzadri a.k.a Magic Malik à le rejoindre sur l’album On the Rising of the 64 Paths paru chez Label Bleu en 2002. On se souvient également de la trilogie Live At The Hot Brass, enregistrée par Steve Coleman en 1995 puis de leur venue à Jazz à la Villette en 2015.
- Magic Malik par Laurent Poiget
Une douce effervescence règne à la Petite Halle en ce début de soirée. Les plaisanteries fusent, l’atmosphère est détendue. A la lumière orangée qui se reflète sur les boiseries et les visages, Malik Mezzadri et les musiciens de la fanfare XP répètent quelques thèmes dans un joyeux brouhaha. Ils vont et viennent des coulisses vers le devant de la petite scène, sur laquelle ils se tiennent, souriants, serrés côte à côte. Le concert commence devant une salle comble et attentive. Sur le premier morceau délicatement introduit à la flûte, de façon très fluide, Malik Mezzadri est bientôt rejoint par les cuivres, Olivier Laisney (trompette), Johan Blanc (trombonne) et Pascal Mabit (saxophone) avec Alexandre Herer au Fender Rhodes dont les modulations tout en finesse sont exquises. On est frappé par le superbe équilibre entre les cinq instruments, la subtilité du jeu sur les timbres et les phrases mélodiques. Quant aux interventions de Maïlys Maronne au mélodica - joliment relié au souffle de la musicienne par un cordon bleuté – elles sont empreintes d’une grâce éthérée. Sous ses doigts, naissent des sonorités claires, teintées d’amertume, qui épousent merveilleusement les sons ronds et gourmands délivrées par Jonathan Joubert (guitare) et Nicolas Bauer (basse) sur les pulsations rythmiques de Maxime Zampieri à la batterie.
Au milieu du groupe, le flûtiste, l’air heureux, agite les clochettes du collier qu’il porte autour du cou. Ses envolées lyriques, solos virtuoses envoûtants et transitions vers des ostinatos légers et festifs, qui se décalent au fur et à mesure de l’avancée des morceaux, ouvrent autant d’espaces d’intervention et d’improvisation aux autres musiciens. L’énergie débordante qui se dégage des personnalités multiples et de la profusion d’idées, est bien vite gagnée par la cohésion et la sérénité qui anime le groupe soudé. Animé d’une volonté rayonnante, Malik fait preuve d’écoute vigilante et d’humour, il assume bien son rôle de passeur, n’hésitant pas à lancer des signes, des rappels à ses compagnons de scène qui échangent des regards complices. Les morceaux - certains sont imaginés par Malik (« XP-Antwerpen »), d’autres par Olivier Laisney (« Xps 1,3 » et « Azathot »), Maïlys Maronne (« Maïl-XP ») ou encore Johan Blanc (« XP -49.3") – sont pour la plupart issus du disque de la fanfare XP, qui paraîtra en février prochain, et dont quelques exemplaires sont déjà à la disposition du public.
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Au fil des compositions enthousiasmantes et habilement menées qui puisent largement dans la musique contemporaine, se dessinent des poèmes au charme atemporel. Superposition de nappes sonores, bruitages et constructions abstraites, les pièces prennent parfois des allures de méditation. Un appel à la rêverie, avec sa part d’étrangeté parcourue de résonances familières, de bruissements, de rythmes hindous et d’incantations de voix qui suggèrent des chants d’oiseaux, forêts frémissantes et brumes aquatiques. On perçoit une plénitude, la caresse d’un souffle en lien avec le monde qui nous entoure. La couleur d’ensemble est chaude, la texture dense - climats ardents ou plus apaisés - l’espace largement ouvert à l’imagination, et loin d’être achevé, le processus de création se poursuit sous nos yeux, dans cette expression musicale perméable et intuitive qui tient de l’expérimentation joyeuse.
- Steve Coleman par Laurent Poiget
Place maintenant à Steve Coleman (saxophone alto) et ses musiciens, Jonathan Finlayson (trompette), Kokayi (voix), Anthony Tidd (bass) et Sean Rickman (batterie). Casquette portée à l’envers et tenue décontractée immuable, le maître vient tranquillement s’installer tout à gauche de la scène. Le décalage est saisissant entre le grand calme et la retenue qui se dégagent de son attitude et l’intensité avec laquelle il délivre cette matière sonore, vibrante, d’une beauté inouïe, qui emplit bientôt toute la salle. Le lyrisme de l’alto de Steve Coleman est servi par un phrasé incisif, brut, sans artifice. De ballades douces-amères en envolées tumultueuses, les compositions du saxophoniste s’enchaînent et se déroulent en boucles envoûtantes, comme autant de bouillons où entrent en fusion néo-bop, funk et hip hop.
Au fil d’un véritable travail d’assemblage rigoureux des couleurs harmoniques, lignes mélodiques et métriques impaires, Steve Coleman et son groupe jouent sur les tensions et les changements entre les différentes structures musicales - selon lui : « c’est le mouvement qui est important » - perpétuant l’esprit d’expérimentation qui marque l’ensemble de ses projets, dans la lignée des conceptions et aspirations communes aux musiciens du M-BASE [2].
Ce qui importe c’est le choix des musiciens : les membres des Metrics. La priorité donnée à l’interaction a permis des liens qui perdurent depuis plus d’une vingtaine d’années. [3] Le trompettiste Jonathan Finlayson est d’une délicatesse extraordinaire quand il amorce le deuxième morceau par un thème lancinant à la beauté onirique. Le duo basse / batterie particulièrement mis en avant, impressionne par les géométries rythmiques tournoyantes, les angles tranchés, étendus et arrondis. Antony Tidd, doté d’un aplomb prodigieux et d’une maîtrise toute en souplesse du tempo, tient sa basse au centre de la scène. L’excellent Sean Rickman, sourire malicieux aux lèvres impose un son de batterie dense, mat et puissant – son plaisir éclatant est communicatif !
Leurs dialogues sur des métriques sophistiquées et souvent déroutantes, trouvent écho auprès du charismatique Kokayi, conteur au verbe percutant qui nous gratifie de quelques prouesses microphoniques. Son débit s’accorde aux accélérations et vient pimenter les longues improvisations de refrains entraînants qui invitent à la danse et à l’abandon. Le traditionnel statut du soliste est constamment remis en cause par des structures complexes, présentant des syncopes de plus en plus radicales, des solos simultanés et croisés qui s’emboîtent en tous sens.
Une musique organique, ancrée dans l’urgence de vivre.
Cette musique, Steve Coleman l’aborde comme un langage symbolique pour exprimer l’existence de l’homme. La perspective de chaque auditeur étant façonnée par sa propre expérience, peut-on affirmer que l’on perçoit ce soir un élargissement significatif de notre façon d’aborder – d’entendre – le monde ? En quelque sorte oui. Ces deux heures de concert ont des répercussions sur notre conscience et une transformation s’opère, mais la marge de liberté de vivre cette musique n’est-t-elle pas quelque peu limitée, quand on nous l’impose avec cette force, cette résolution persistante ? Le concert a gagné en chaleur quand les deux figures, toutes proches, de Steve Coleman et Koyaki se lancent au micro, avec humour, dans des jeux d’impros, vers la fin du set. Et s’il est question ici de technique et de « géométrie sacrée », on est frappé par leur sensibilité tendue, leur simplicité enjouée.
Quand les dernières notes s’achèvent sous des applaudissements enthousiastes, le public est sous le choc, déboussolé mais conquis.