Chronique

Le Pot

Hera

Manuel Mengis (tp), Hans-Peter Pfammater (p, cla), Manuel Troller (g), Lionel Friedli (dms)

Label / Distribution : Everest Records

La nuit d’après, elle reprit sa narration, et dit au sultan des Indes…

Dans la trilogie portant le nom de la troublante Shéhérazade, le trompettiste Manuel Mengis reprend là où il s’était arrêté. Il a laissé de côté toute forme d’orientalisme pour se focaliser sur la pénombre et ses spectres, qui nous envahissent inexorablement. Avec son quartet Le Pot, l’atmosphère de Hera est aussi saturée d’électricité fébrile qu’elle ne l’était avec She. Pourtant le climat semble en perpétuelle mutation. Cela se perçoit à de menus détails : la frappe plus musicale de Lionel Friedli sur le recueilli « Erye » où la trompette se résume à un simple souffle ; le piano concertant de Hans-Peter Pfammater sur « Thus Gamesters United in Friendship/Ungrateful Macheath » tiré de l’Opéra des Gueux de John Gay arrangé par Benjamin Britten. Autant d’ingrédients qui teintent l’album d’un certain mysticisme et placent le piano au cœur des sortilèges en le transformant peu à peu en une sulfureuse machine à rêves. Hera n’était-elle pas elle-même déesse, nom de Zeus ?

Les sons gonflés d’électronique qui jaillissent de toutes parts et la spatialisation perturbante du quartet ne font pourtant pas trembler les vieux murs de l’église Saint-Romain, construite sur les contreforts du tranquille village de Rarogne en Valais. Au contraire, ils confèrent aux cordes aux aguets de Manuel Troller un écho presque solennel qui vient habiller les riffs sanguins de Mengis. Le guitariste s’enivre de tension sans faire parler la poudre, proche du silence parfois, sur le fil d’une rythmique étrange et divergente des percussions coloristes du batteur (« Ranunkel und Viola »). Sur « Raron/Requiem Aeternam », lui aussi imprégné du War Requiem de Britten, ce sont les cloches du vieil édifice religieux [1], plus apaisant que lugubre, qui tintent dans le lointain avant d’être étouffées par la main droite cristalline du pianiste. Il plane un sentiment de demi-sommeil, lorsque les bruits du réel viennent se mêler aux songes et qu’on se tient dans l’embrasure, mi-inquiétante mi exaltante. C’est le propos de « Bubo Bubo » : la trompette balise un brouillard alcalin où des déchirures électriques surgissent d’un maelstrom menaçant.

Le choix de Britten comme source d’inspiration dans cette troublante errance dans les effervescences oniriques peut surprendre, tant les emprunts se retrouvent parfois altérés, transformés par la grande unité du quartet qui semble s’accrocher à chaque son pour bâtir sa propre histoire. Mais dans l’église, le pessimisme plein d’humanité du compositeur déniche une nouvelle vie dans la libre adaptation dans ce rêve synthétique. Les autres morceaux, improvisations signées collectivement par Le Pot, s’imprègnent de l’Anglais dans sa manière d’agencer l’abstraction pour mieux jouer avec l’espace et les images sonores. Elles sont puissantes, et se terminent par ce « Now Until The Break Of Day » tiré du Songe d’une nuit d’été et rempli d’une douceur singulière. Un clin d’oeil aux Contes des Mille et une nuits qui s’étiraient jusqu’au seuil du jour. Nul besoin d’être vizir pour comprendre que Zade, Le dernier volet de cette hallucination électrique, s’annonce déjà très attendu.

par Franpi Barriaux // Publié le 15 janvier 2016

[1« What passing-bells for those who die as cattle » (quel glas sonne pour ceux qui meurent comme du bétail) chante le ténor au début du Requiem.