Scènes

Les Rendez-Vous de l’Erdre 2009

Comme chaque année la rentrée est, pour les Nantais, synonyme de retrouvailles avec le jazz, le blues et la belle plaisance.


Comme chaque année la rentrée est, pour les Nantais, synonyme de retrouvailles avec le jazz, le blues et la belle plaisance. Les Rendez-Vous de l’Erdre sont l’occasion pour un public toujours plus nombreux (on évoque plus de 150 000 personnes) de flâner le long de l’Erdre tout en se délectant de musique.

Difficile de résister à la tentation, notamment lorsque la programmation, concoctée par Armand Meignan [1], est aussi alléchante. Jugez-en : Charles Lloyd, Médéric Collignon, Francesco Bearzatti, le dernier concert de l’ONJ de Frank Tortiller, Mighty Mo Rodgers, David Murray, Bruno Angelini et Giovanni Falzone, Jean-Louis Pommier, Geoffroy Tamisier, Alban Darche, pour ne citer que quelques-uns des artistes présents durant ces trois jours.

Le premier soir, le soleil redonne des couleurs estivales à cette fin de semaine. La soirée s’annonce passionnante avec deux projets à découvrir absolument. Tout d’abord, l’If Duo formé de Bruno Angelini au piano et Giovanni Falzone à la trompette. Ces deux-là étaient faits pour se rencontrer ! La première fois, ce fut pour l’enregistrement d’un album du trompettiste qui déboucha sur la décision évidente de continuer à deux. Un premier disque est sorti en début d’année chez Syntonie autour des compositions de Falzone. C’est ce répertoire que les deux compères nous donnent à découvrir ce soir. Cette musique semblait taillée pour la scène - la confirmation n’a pas tardé : les compositions de Falzone ménagent une large place à la surprise, au jeu, sans se départir d’un certain lyrisme et d’une mélancolie à peine voilée. Le trompettiste est absorbé dans l’interaction avec Angelini : il fait face au piano, bondit, se cambre, éructe ou s’adoucit, tout en observant son vis-à-vis, qui tisse ses lignes sur le clavier. L’entente est parfaite, les musiciens se provoquent (au sens ludique du terme), se relancent, se stimulent. L’un ouvrant une voie, le second s’y engouffrant pour mieux s’en éloigner. Ils y prennent un plaisir évident. L’expressivité naturelle de Falzone vous emporte, sa maîtrise technique est impressionnante. Et comme si cela ne suffisait pas, il use (voire abuse) des effets électroniques. Ce duo est un moment de bonheur, sa musique est libre, joyeuse et joueuse. Le seul petit (petit) hic, c’est le lieu : Falzone et Angelini se produisent sur la scène Sully dont la taille, associée à la disposition du public, ne favorise pas l’écoute d’une telle musique, la majorité des spectateurs étant relativement éloignés de la scène, plus proches des bars que des musiciens. Malgré tout, Falzone et Angelini ont réussi à captiver ce public hétéroclite, et ce n’est pas une surprise.

Suite à cette entrée en matière plus que réussie - on se dit que ce festival démarre sur les chapeaux de roue -, la scène Sully voit débarquer Denis Charolles] et ses jeunes amis ! Soleils Bleus, festival qui se tient à Saint-Herblain, dans la banlieue nantaise, au début de l’été, et les Rendez-Vous de l’Erdre lui ont passé une commande commune. Ainsi naît la Little Big Compagnie des Musiques à Ouïr, qui regroupe autour du batteur/chanteur/compositeur/arroseur (eh oui, il joue de l’arrosoir !) Frédéric Gastard (saxophones), Alexandre Authelain (saxophones, clarinettes), Antonin Rayon (claviers), Julien Eil (flûtes, clarinettes, saxophones), Mathias Mahler (trombone) et Sylvain Bardiau (trompette, trompette à coulisse, tuba et bugle). Denis Charolles nous a concocté un de ces programmes dont il a le secret, faits de musique déjantée mais excellemment écrite, de surprises, de grande maîtrise instrumentale, de jazz, de rock, de musiques libertaires, de chant en l’honneur du fumier (!)… Bref, un melting-pot du bonheur ! Ce mini-orchestre est tout simplement jouissif : les compositions laissent une large place à l’expression personnelle, et quels musiciens ! Une mention spéciale pour Gastard et Eil, véritables moteurs et dynamiteurs du groupe avec Charolles lui-même. Les changements de rythme et les idées se succèdent. Il vide le contenu de son cageot sur sa batterie (gravier et autres objets insolites), empoigne son arrosoir et s’en sert comme d’un tambourin, chante et joue de la batterie en même temps… Le public est joyeux, quoique déconcerté. Cette explosion de musique et de liberté s’épanouit au soleil. Cette fois, la scène Sully n’est pas trop grande, le jardin accueillant le public pas trop long, et les bars ont presque trouvé une place naturelle. On a là tout sauf une musique étiquetée, mais un GRAND moment de musique. Merci aux Rendez-Vous et à Soleils Bleus d’avoir soutenu ce projet, on en veut d’autres !

Comment finir cette première soirée, se remettre de cette prestation ? Le clou du spectacle est censé être Charles Lloyd->http://www.citizenjazz.com/article3461690.html] et son trio Sangam sur la scène nautique, positionnée au milieu de l’Erdre. La foule se dirige vers les berges, de part et d’autre de la scène. Armand Meignan présente les musiciens, annonce que nous sommes probablement plus de cinq mille. Lloyd, Eric Harland et Zakir Hussain s’installent. Premier constat, alors que Hussain attaque aux tablas, le son n’est pas bon. Trop distante des berges, perdue dans un espace trop grand au milieu de la rivière, la scène n’est pas idéalement placée, il y a beaucoup de réverbération, de bruits parasites. Or, cette musique presque contemplative exige le calme, le silence, presque le recueillement. Charles Lloyd embouche son saxophone et on alors retrouve cette sonorité si particulière, qui nous emmène dans un monde propre à cette grande figure du jazz. Il est joliment soutenu par Harland, et Hussain est toujours un fantastique musicien. Malheureusement, Lloyd a l’idée d’abandonner son ténor et de se mettre au piano : premier problème, ce n’est pas un pianiste passionnant, loin s’en faut. De plus, les problèmes de sonorisation n’arrangent rien… C’en est trop pour moi : marqué par les deux premiers concerts, je ne veux pas perdre ma sensation de satisfaction totale ; je décide donc de laisser mes 5 000 amis profiter du trio Sangam sans moi…

Jour 2. Le soleil est au rendez-vous, la foule également. Ça grouille le long des berges, les enfants courent partout. Quoi qu’on puisse en penser, ce festival est au moins une réussite populaire. Les concerts ont débuté dans l’après-midi sur les nombreuses scènes, qui accueillent chacune un « style » de musique : blues, électro-jazz, jazz en région, talents jazz Loire-Atlantique, jazz classique… Mais encore une fois, celle qui propose les concerts les plus attirants est la scène Sully.

Au programme en cette fin d’après-midi, l’une des grandes révélations de l’année : le Tinissima Quartet de Francesco Bearzatti, saxophoniste et clarinettiste italien. L’album, sorti début 2008, rend hommage à Tina Modotti, photographe italienne du début du XXème. Bearzatti a monté pour ce faire un groupe entièrement transalpin dont le répertoire invite au voyage et colle à la vie agitée de l’artiste. Pour notre plus grand plaisir, Giovanni Falzone fait partie du quartet, avec Danilo Galo (basse et contrebasse) et Zeno de Rossi (batterie). Bearzatti a traversé divers courants musicaux, ça s’entend et ça se voit. Son look, sa présence sur scène sont autant de signes d’une ouverture vers des mondes autres que le jazz. Ce quartet est à son image : bourré d’énergie, généreux, puissant. Sa musique est, dans l’esprit, proche de Masada ou du quartet japonais de Satoko Fujii, tout en restant originale dans les mélodies et les ambiances. Elle correspond aux différentes périodes de la vie de Tina Modotti - tantôt le Mexique, tantôt les élans révolutionnaires antifascistes -, et on traverse jazz, rythmiques rock, musiques populaires. Ce qui surprend de prime abord, c’est la fidélité au disque - preuve, finalement, d’une grande cohérence de la part de Bearzatti. A tel point que lors du rappel, les musiciens reprennent un morceau déjà joué pendant le concert, comme pour signifier que l’œuvre se suffit à elle-même. Il faut dire que c’est une vraie réussite. L’énergie du saxophoniste / clarinettiste et du trompettiste est digne d’un groupe de rock, leur concentration est totale. Les deux soufflants s’amusent, les contrepoints sont magnifiques. Prenant appui sur une rythmique solide et inventive, Falzone et Bearzatti s’en donnent à cœur joie. Comme la veille, le trompettiste étale sa maîtrise des sonorités de son instrument et des différents effets qu’il permet. Sa folie est revigorante, ses effets de voix délirants. A ses côtés, les solos de Bearzatti sont joliment construits, gorgés d’énergie et de lyrisme. La musique est tout à la fois mélodique, libre et inspirée. Et, ce qui ne gâche rien, les quatre italiens prennent un plaisir évident à jouer ensemble. Le public ne s’y trompe pas, qui applaudit longuement, crie sa joie, exige un rappel. Pour finir, c’est avec une grande humilité (et un grand sourire) que Bearzatti propose à la vente les quelques CD qu’il a apportés mais qui ne seront malheureusement pas suffisants pour contenter toutes les demandes - preuve s’il en faut que le concert restera gravé dans les mémoires.

Il est temps de se rendre à la scène électro-jazz pour découvrir l’un des projets les plus intrigants du programme 2008 : la rencontre entre un duo d’improvisateurs électro suisses : Stade, un rappeur et cartooniste (!) londonien : Infinite Livez et le saxophoniste et clarinettiste David Murray. Premier constat, le public est plus jeune, moins familial, plus en phase avec la musique électro. La bière coule à flots et les spectateurs sont assis dans l’herbe. Nos quatre compères débarquent sur scène : Stade d’abord, c’est-à-dire Pierre Audetat et Christophe Calpini qui, affublés de déguisements (fausses oreilles, faux nez…) s’installent derrière leurs machines et batterie / percussions. Suit Infinite Livez, dans un accoutrement proche de celui d’un Toon dans les meilleurs dessins animés américains : perruque afro, sac rose à gros poils en bandoulière, lunettes démesurées… le ton est donné ! Au bout de la scène, David Murray a l’air perdu ! Mais bien vite, cette impression va laisser place à un plaisir visible : la rencontre n’est finalement pas si incongrue qu’elle en a l’air. Stade et Infinite Livez ont déjà enregistré un disque ensemble et ça se sent : le rappeur trouve parfaitement sa place au milieu des impros du duo suisse, basées sur la batterie et les triturations électroniques. Infinite Livez utilise beaucoup les effets sur la voix, ainsi qu’un petit magnétophone pour multiplier les couches vocales et les motifs répétitifs. Une voix d’ailleurs remarquable : une large tessiture associée à une couleur bien particulière. Et David Murray là-dedans, me direz-vous ? Eh bien tout cela l’inspire : la musique de Stade fournit un socle parfait à ses improvisations, que ce soit au ténor ou à la clarinette basse (malgré un problème de son pour cette dernière). Il s’engouffre dans la rythmique, y déverse ses longues phrases pleines d’énergie, avec un magnifique son profond, survolant les phrases de Infinite Livez. La belle surprise du festival !

Pour clore cette deuxième journée, les Rendez-Vous ont convié sur la scène nautique Médéric Collignon, un des acteurs principaux de l’édition 2008 puisqu’il se produit à la « péniche-crêche » Une Souris Verte, où il présente plusieurs fois par jour un spectacle destiné aux plus petits, mais intervient aussi dans le groupe United Colors of Sodom programmé le dimanche, et, ce soir, propose son Jus de Bocse augmenté d’une section de quatre cors d’harmonie. Là où Lloyd, Harland et Hussain étaient un peu perdus au milieu de l’Erdre, à cinquante mètres des spectateurs, le quartet semble plus à son aise. Sa puissance, amplifiée par la section de cors, est impressionnante. De plus, ce trublion de Collignon ne tarde pas à mettre le public dans da poche par son charisme et sa présence scénique. Le répertoire proposé tourne bien sûr autour de Miles Davis, de Porgy and Bess à In a Silent Way. Le groupe est en forme, les cors apportent des couleurs enrichissantes, notamment sur Porgy & Bess. Sur les morceaux issus de la période électrique de Miles, l’écriture de Collignon utilise cette section cuivrée de manière à développer une musique d’une épaisseur surprenante ! Les éructations vocales, les solos de cornet, les fougues du Rhodes ou de la batterie emportent tout sur leur passage. Le public est conquis et en redemande. Ce à quoi, bien sûr, ne peut résister Collignon, qui doit être heureux de voir ces milliers de spectateurs apprécier cette musique magnifiquement écrite, orchestrée et interprétée.

Deux jours de festival, six concerts, une trentaine de musiciens, des souvenirs plein la tête et les oreilles… Malheureusement, on ne peut pas tout suivre sans risquer la saturation [2]. Reste que cette édition 2008 constitue un véritable succès en terme d’affluence et de programmation. Des têtes d’affiche qui tiennent leurs promesses, mais surtout un intéressant échantillon des scènes française et européenne. Et l’ambiance bon enfant qui caractérise ce festival, la disponibilité des intervenants, avec une nouveauté : La Plage, lieu permettant la rencontre (trop rare) entre musiciens et public.

par Julien Gros-Burdet // Publié le 29 septembre 2008

[1qui officie également au Mans pour l’Europa Jazz Festival

[2C’est ainsi que je suis passé à côté de l’ONJ, d’United Colors of Sodom, de la fanfare Zéphyrologie invitant Jean-Louis Pommier, Alban Darche et Geoffroy Tamisier.