Portrait

Les Vibrants Défricheurs plantent et récoltent

Portrait de famille du collectif normand, qui rend hommage à Prévert.


Au bout d’une rue de la ville populaire de Sotteville-lès-Rouen, entre deux immeubles de jolis logements sociaux et la gare de triage, pas loin de quelques maisons ouvrières symboles de la rive gauche de Rouen, se trouve le local des Vibrants Défricheurs. Un ancien bâtiment municipal transformé en QG. Lorsqu’on rentre, on découvre des mannequins de couture doués de parole, une installation d’Antoine Berland. Un tricycle qui trahit la présence d’enfants et des affiches en nombre suffisant pour décorer la ville. Plus loin, deux pianos et des ordinateurs, destinés aux trois salariées qui portent la vie du collectif à bout de bras, et même une cuisine où l’on boit du café et où l’on cause… Un travelling digne d’un inventaire à la Prévert. Une parade qui tombe à pic, puisque Papanosh, le vaisseau amiral des « Vibrants » consacre un disque au poète, en compagnie d’André Minvielle.

Comment ça marche un collectif ? Et qu’est-ce que ça implique ?
Ce sont les questions qui se posent au moment de rencontrer Raphaël Quenehen, saxophoniste de Papanosh et Nathalie Racine, administratrice de la structure. Il y a quelques années, le sujet était sur toutes les lèvres dans le monde du jazz ; les collectifs marquaient un renouveau, une manière différente d’envisager les choses, un endroit où les groupes préfèrent s’appeler The Beatles que Lennon & McCartney Quartet… A cette époque, on parlait même de République des Collectifs, et Les Vibrants Défricheurs (VD) organisaient avec d’autres, comme le Capsul Collectif de Tours des Collisions Collectives qui permettaient les échanges de concerts ou d’idées, voire un peu de tout ça. L’enthousiasme s’est un peu tari ; la mode est passée et l’on voit refleurir des noms de leaders pour les orchestres. Certains s’accrochent, comme les Rouennais, en sachant que tout ceci est cyclique : ce ne sont pas les quinquas de l’ARFI, qui viennent de rencontrer COAX, qui diront le contraire. Et sortir Papanosh du collectif pour capitaliser sur sa renommée semble moins que jamais à l’ordre du jour.

Les arroseurs © Lison De Ridder

Les VD continuent, et même s’installent dans un « Projet de proximité », comme on dit en politique de la ville. Pour de nombreux observateurs, mais aussi pour les membres du collectif, c’est le secret de la durée et de l’inventivité. Une profusion d’idées qui continuent à alimenter les discussions dans la petite cuisine, entre projets à venir de Papanosh, préparation d’un Perce-Plafond en prison [1] (l’ironie poétique est délicieuse), renaissance du Gros Bal et lien avec les diffuseurs. Celui-ci est de plus en plus ténu à mesure que le fric se raréfie et que les programmations se font moins aventureuses, avec des noms… Cercle vicieux qu’il convient de combattre pour ne pas céder aux vieux démons de la personnalisation. C’est une position intrinsèquement politique et une manière pertinente de mutualiser la pénurie tout en créant de l’emploi. Une façon de faire ensemble que revendique Nathalie Racine qui coordonne, rappelle à l’ordre ou tempère les fougues sans lendemain, élan bien connu des artistes sans structure.

Depuis toujours, ils ont comme devise, ou plutôt comme boussole, l’adage « Savant et Populaire »

Le but de la République des Collectifs, c’était de favoriser les actions dans un territoire, se mettre sur le même plan que les habitants, contributeurs et spectateurs tout en même temps pour mieux s’approprier la ville. Cet ancrage, c’est l’histoire des Vibrants. Depuis toujours ils ont comme devise, ou plutôt comme boussole, l’adage « Savant et Populaire » ; de You aux Portraits Sonores [2], de King Biscuit au Voyage du primate aquatique, rien n’est manichéen, et c’est voulu, dans une stratégie d’accompagnement des publics mais aussi d’un refus clair de l’aliénation à un genre.

Papanosh © Franpi Barriaux

De fait, on constate que les collectifs qui durent, ceux qui font le choix de s’installer, d’élire domicile dans un territoire, sont pluridisciplinaires. Mêlent danse, musique et arts graphiques, travaillent à se rendre incontournables, à être de vrais acteurs de terrain. C’est le cas par exemple du Collectif à l’envers, à Saint-Nazaire, qui organise un Festival à l’Envers en confiant la direction artistique à un autre collectif de l’Hexagone. On pourrait également citer Koa à Montpellier ou Muzzix à Lille. C’est là qu’intervient un paradoxe pour nos Rouennais qui se sont connus sur les bancs du lycée et du conservatoire de la ville : ce sont des résidents normands ; pourtant, le festival phare des Vibrants reste situé dans le petit village de Mens-en-Triève, dans la Drôme, bourgade protestante au climat rude et enchanteur où la participation des habitants est devenue une évidence après avoir été une gageure : Mens Alors !

La raison est liée à des attaches familiales qui ont rendu cela possible, et aussi à l’accueil chaleureux qu’a offert le village. Même si ce petit bout de montagne devient chaque année un jouissif Rouen-en-Vercors, la Seine est loin… Mais l’apprentissage a permis au collectif de soupeser les réticences et de faire un pas de côté. « Il s’agit de se comprendre et de se faire confiance » dit Raphaël Quenehen qui considère que Mens et les Vibrants se sont bien trouvés. C’est la même démarche qui a permis la création d’une classe de musique traditionnelle au Conservatoire de Rouen, basée sur la pédagogie ouverte, que de nombreux musiciens du collectif ont animée. C’est aussi toute cette maturité gagnée qui a engendré des projets avec les Sottevillais, comme le Titaf (Terrain d’Invention et de Transmission des Arts de la Fête), une déambulation créée et animée avec les écoles.

Phonotrope © Lison de Ridder

Faire vivre ses idées en même temps que le territoire est une démarche forcément politique. Dans le catalogue des Vibrants (et non pas des vigilants, comme c’est écrit dans l’attestation de mise en conformité électrique dans le hall… Quoique), on trouve le bal Zetwal qui est proposé dans toute la Métropole. Il s’agit d’un bal organisé avec des migrants, des primo-arrivants et des pensionnaires de résidences pour personnes âgées. Cela fait écho au spectacle Home de Papanosh qui aborde la question de la migration. Vivre ensemble, ce n’est pas qu’un slogan.

Humanophone Poétique © Franpi Barriaux

On ne s’étonnera pas dès lors de lire, dans Prévert Parade, que le quintet se revendique du groupe Octobre [3], cher à Prévert, qui pratiquait l’art dans son instantanéité et mettait de la poésie dans l’agitprop. Même s’il ne s’agit plus – pour le moment ? - d’écrire la nuit pour jouer le lendemain sur les piquets de grève. Chez Prévert il y a un même sens aigu du participatif et une volonté d’offrir de nouvelles perspectives, d’allumer « tous les soirs les lumières (…) qui donnent (d)es oiseaux à tout le monde pour que tout le monde soit de bonne humeur » ;c’est Prévert qui le dit dans sa « Chanson du Vitrier ». Les Vibrants Défricheurs vont sur leur quinze ans et ne sont pas près d’arrêter de défendre un peu partout leur façon de voir le monde. S’ancrer, ce n’est pas s’enfermer.

par Franpi Barriaux // Publié le 22 mars 2020

[1Perce-Plafond est une collaboration des musiciens des VD qui improvisent en formation mouvante sur les dessins de plasticiens, projetés au plafond par un rétroprojecteur. Les spectateurs sont donc allongés, d’où le lien avec le CHU.

[2Il convient de noter que l’auteur de ce papier est l’un des « papas » des Portraits Sonores, bien que n’étant pas membre du Collectif.

[3Et non, ce ne sont pas ceux qui faisaient la première partie de Tom Novembre.