Chronique

Diagonal / Jean-Christophe Cholet

Nights In Tunisia

Label / Distribution : Cristal Records

Jean-Christophe Cholet est de ceux qui affectionnent les grands écarts. La dernière fois que nous évoquions ce pianiste, compositeur, arrangeur et chef d’orchestre, il dirigeait l’orchestre Dijon Bourgogne pour les Traversées de Guillaume de Chassy. Quand il ne confronte pas un chœur à un trio de jazz, il entraîne un quintet à la rencontre de succès populaires. En bon pair de Matthias Rüegg, âme du Vienna Art Orchestra avec qui il enregistra une mémorable Suite alpestre en 1997, le fondateur de l’Orchestre Diagonal prend un malin plaisir à ne jamais être où on l’attend, mais toujours un peu plus loin. C’est particulièrement frappant à l’écoute de Nights In Tunisia, nouvel album d’un Diagonal pleinement renouvelé. Artiste migrateur, Cholet avait jusqu’ici puisé au plus profond des musiques savantes et populaires européennes. Sa traversée de la Méditerranée à la rencontre de musiciens tunisiens s’inscrit dans une même démarche.

En compagnie de Geoffroy de Masure et du violoniste virtuose Jasser Haj Youssef, qui signent avec Cholet l’ensemble des compositions, Diagonal démontre une transversalité qui n’a jamais été aussi géométriquement exacte. Le violoniste, qui a accompagné la grande Cheikha Rimitti, parcourt un spectre allant du baroque au Jazz. Quand au tromboniste, il instille partout son goût pour la polyrythmie, cultivé notamment avec le quartet Time qu’il partage avec Cholet. On retrouve d’ailleurs ici sa rythmique, Linley Marthe et Chander Sardjoe. Ces deux vieux complices [1] font des miracles. Dès « Khamsa », le bassiste détourne Youssef de la tradition pour l’emmener vers une dimension plus urbaine qui transmute sa musique sans la chambouler.

Tout au long de l’album, et notamment sur le formidable « Salamalik », la rigueur rythmique permet de propager une onde de jazz au cœur du stambali [2]. La trompette de Geoffroy Tamisier, toujours aussi colorée, s’accorde ainsi élégamment avec une grande voix tunisienne, celle d’Abir Nasraoui. Nights In Tunisia fait bien sûr référence au standard de Gillespie, mais ce n’est qu’un clin d’œil. En effet, s’il fallait établir une filiation, elle serait plutôt à chercher du côté d’Aka Moon, avec qui De Masure a si souvent joué. Comme le trio belge, Diagonal envisage l’altérité de manière globale, du plus populaire au plus savant. « Invocation » en est l’exemple parfait : la scansion presque hip-hop du chanteur Meta percute le ténor surchauffé de Vincent Mascart. Ils laissent ensuite la place à un propos très collectif où le jeu agressif de De Masure s’insère à merveille.

Ces allers-retours constants entre musique savante et populaire, entre Mehdi Askeur, chanteur et percussionniste de l’Orchestre National de Barbès, et la grande chanteuse traditionnelle Dorsaf Hamdani, qui illumine « Badran », font de Nights In Tunisia un creuset torride et radieux. Sans la direction pointilleuse de Cholet, tout pourrait sombrer dans l’ivresse démonstrative d’une fusion un peu vaine. Mais ici, les expressions s’amalgament sans s’affadir. Sur « Sidi », où la basse plus ronde de Jean-Luc Lehr remplace celle de Linley Marthe, orchestre de jazz et musiciens traditionnels jouent côte à côte dans une émulation commune. Il ne s’agit pas seulement d’une combinaison de langages différents. L’osmose est parfaite. Elle dure jusqu’aux aux confins d’une nuit incandescente aux allures de feu d’artifice.

par Franpi Barriaux // Publié le 2 décembre 2013
P.-S. :

Jean-Christophe Cholet (p, dir), Geoffroy de Masure (tb), Jasser Haj Youssef (vln, viole d’amour), Vincent Mascart (ts, ss), Geoffroy Tamisier (tp), Mehdi Askeur (voc, perc), Meta (voc, perc), Linley Marthe (b, 1, 3, 4, 5, 6), Jean-Luc Lehr (b, 7, 8, 9), Chandler Sardjoe (dms) + invités : Dorsaf Hamdani, Slah Ettounsi, Hatem Ferchichi, Abir Nasraoui, Belhassen Mihoub, Noureddine Soudani, Emir Bouzaabia (voc), Bachir Brigui (zokra), Khadidja El Afrit (qanoun), Nabil Saied (oud), Lassad Hosni (perc)

[1On ne saurait trop conseiller le trio Rythm Magic avec Hans Lüdemann.

[2Musique de transe tunisienne, assez semblable aux traditions gnawa.