Les champs cosmiques de Rob Mazurek
Rob Mazurek sur la voie lactée.
Rob Mazurek © Laurent Orseau
Rob Mazurek aime prendre à revers ceux qui le suivent. Pas de volonté de choquer ou de déranger, ce n’est pas être la mouche du coche que de proposer l’infinitude. Mais après avoir enchanté les plus curieux avec la multitude de son Exploding Star Orchestra et sa myriade de talents, le trompettiste texan a souhaité retourner vers d’autres univers, d’autres plans où le foisonnement se fait en solitaire ou en petites formations. Mazurek trompettiste ? Il est ici multi-instrumentiste, maniant l’électronique comme à l’accoutumée mais aussi le piano dans des boucles et des re-recordings qui créent une véritable jungle sonore. Il y a des environnements immuables avec lesquels on ne transige pas.
Milan est un album solo qui permet de rentrer pleinement dans l’univers de Mazurek, fait de rites païens où la voix l’emporte sur les instruments dans une sorte de cérémonie chamanique qui monte crescendo (« Bar Baso »). Le piano est bouclé et l’ensemble fiévreux, tout converge vers une centralité brûlante et urgente, telle qu’on l’entend ensuite dans « Sbagliato » où les percussions semblent centrales avant de se décaler vers le piano préparé. Rob Mazurek prend le temps pour proposer des climats intenses où chaque instrument semble détourné de son usage premier pour consacrer une trompette perçue comme le dernier instrument tangible et purement organique ; même le silence est intranquille.
La dimension contemporaine de la musique de Mazurek apparaît ici pleinement dans ce disque proposé par Clean Feed. Enregistré en Lombardie [1] pour la radio, l’énergie folle d’un morceau comme « Collectors of Bones », faite de motifs répétitifs superposés jusqu’à saturer l’espace est une expérience sonore radicale et bousculée. Quand la voix vient se superposer comme un feu qui couve sous les décombres d’un séisme, on entre dans un univers sauvage que seule une percussion peut dompter. L’univers de Rob Mazurek est celui d’un Big Bang. C’est la trompette qui est source de lumière, une étincelle chaude, caniculaire qui a la beauté d’une renaissance : « Sun Dials Gestations » et son growl étonnant qui convoque l’électronique de « In Particles Deceptive Light ». Le paradigme cosmique de Mazurek est toujours réaffirmé.
- Gabriele Mitelli et Rob Mazurek
L’électronique est d’ailleurs le noyau chauffé à blanc de son duo avec le trompettiste et multi-instrumentiste Gabriele Mitelli. C’est sur le label milanais We Insist que la rencontre est enregistrée, sobrement nommée Medea, et conçue comme un disque à deux faces où le morceau unique s’offre une césure. Le duo n’est pas nouveau, on avait déjà eu l’occasion d’apprécier Star Splitter en 2019, chez Clean Feed cette fois. Ce premier disque a d’ailleurs donné son nom au duo qu’on a pu entendre dans nombreux festivals européens. La philocosmie de Mazurek existe aussi ici pleinement dans les titres des morceaux comme dans l’approche tellurique des trompettes et des objets ou instruments retenus, de la kalimba aux flûtes qui saturent l’espace et se dédoublent dans un brouillard électronique.
Le double est d’ailleurs au centre de ce Medea ; Mitelli et Mazurek semblent jouer comme autant de miroirs dans un palais des glaces, les trompettes hors du temps venant se superposer dans une électronique inquiétante. Davantage que le mythe de Médée, déjà sombre, revendiqué par le titre, c’est au film de Pasolini [2] que le duo fait référence, une œuvre cathartique où le meurtre, la vengeance, la jalousie et la magie sont autant de moteurs d’une tension extrême. À la fin de la première partie de Medea, des samples de voix se confrontent à une trompette et des percussions dans ce qui paraît prendre racine dans le drame consumé d’un kabuki japonais, avant de céder place au chaos. Une œuvre intense et intemporelle qui subjugue et saisit.
On ne peut pas clore ce panorama du travail de Rob Mazurek en petites formations sans évoquer le duo qu’il a animé en 2023 avec le touche-à-tout Damon Locks pour International Anthems. On connaît le rôle de dynamiteur de Locks dans l’Exploding Star Orchestra ; New Future City Radio est le concentré de ce travail avec le trompettiste, même si nous sommes pleinement dans l’univers de Locks. Plus urbain que cosmique, New Future City Radio a pourtant bien souvent la tête dans les étoiles, en témoigne la boucle entêtante de « The Concord Hour ». Conçu comme un programme radio où s’enchaîne les différents climats, le travail en profondeur de Damon Locks, où le tribut à la Black Culture omniprésente s’avère plus souterrain qu’Underground, se réchauffe à l’astre Mazurek et sa trompette chauffée à blanc. On retrouve le Damon Locks du Black Monument Ensemble, où Ben Lamar Gay était à la trompette, mais avec une cosmogonie parallèle, l’impondérable d’une comète. Ce disque s’écoute d’une traite et se savoure, avec la certitude de s’envoler dans les étoiles.