Les nombreuses facettes de Valentina Fin
Alors que son dernier album A chi esita marque une étape importante, il est bon de se pencher sur la discographie de la chanteuse italienne.
Valentina Fin © Giulia Capraro
Valentina Fin alterne avec aisance entre des textes inspirés de poèmes de la littérature mondiale et ses expérimentations vocales. Tout semble naturel et élémentaire lorsqu’elle chante, sa diction raffinée, la fluidité avec laquelle elle passe d’une langue à l’autre, sa tessiture ample et le partage émotionnel qu’elle entretient avec le public. Pour en arriver à ce stade, la chanteuse n’a pas hésité à prendre des risques qui se révèlent aujourd’hui payants. Sa discographie en perpétuel mouvement témoigne de son parcours artistique original.
Le premier album qui porte le nom du groupe RAME est enregistré en 2018 et publié par Record Label. Valentina Fin y côtoie Giovanni Fochesato aux saxophones ténor et soprano, Mauro Spanò au piano, Marco Centasso à la contrebasse et Filippo Mampreso à la batterie. Toutes les compositions sont originales, ce qui procure une couleur particulière à cette formation. Sur la photographie publiée dans le livret, les cinq musicien·ne·s marchent d’un pas décidé ; au centre, le visage de Valentina Fin est baigné par un rai de lumière, présage de sa capacité à rayonner dans les dix compositions, toutes très différentes. Le mélange qui unit les improvisations et les thèmes inspirés d’auteurs et d’œuvres du patrimoine culturel italien est saisissant. L’excellente spatialisation sonore permet aux instruments de parfaitement s’unir à la voix. « Sultano » avec son contrechant à la batterie et la ballade « Incompreso » permettent à Valentina Fin de chanter dans différents registres. La spiritualité n’est pas en reste comme dans « Love And Lovers », relevé par l’archet du contrebassiste ; quant à l’éloquence du saxophone soprano dans « Scaramanzia », elle épouse la voix qui rappelle ici l’influence de Norma Winstone. « Disio » rend hommage à Dante, la contrebasse y sublime la voix, qui tend à l’expérimentation au terme d’un album qui se conclut par une improvisation collective. Valentina Fin est lancée.
C’est avec un trio acoustique que Valentina Fin devient une révélation dans le panorama du jazz transalpin. Aux côtés de Francesco Pollon au piano et de Manuel Caliumi au saxophone, l’album Tumiza est enregistré sur l’étiquette Record Label en 2019. Les six premiers titres rassemblés sous l’intitulé « A Norma » sont dédiés à Norma Winstone avec qui Valentina a étudié le chant. Norma Winstone est cosignataire de ces pièces, sauf pour la relecture d’« Every Time We Say Goodbye » de Cole Porter, à laquelle d’innombrables chanteuses en herbe se sont frottées. Valentina Fin s’approprie ce standard et lui insuffle une délicate modernité, sa personnalité s’y dévoile amplement. « Spirits » de Fred Hersch est calqué sur des intonations vocales de Norma Winstone et le piano de Francesco Pollon sur les phrasés de John Taylor. La reprise de « Ladies in Mercedes » de Steve Swallow gagne en intensité, la voix et du saxophone suave de Manuel Caliumi y font bon ménage. Ultime clin d’œil à Norma Winstone, les trois derniers morceaux rassemblés sous l’appellation de « Fuori Norma », que l’on peut traduire par « hors norme », démontrent l’assurance de Valentina. « Possession », signé de sa main, est virevoltant, « Cloud Of Flies » est chanté élégamment en italien et « Re » déborde de fraicheur.
Valentina Fin s’affirme avec cet hommage à Norma Winstone, l’élève devient l’égale de l’enseignante.
Le deuxième album, du groupe RAME, enregistré en 2021, est publié par Wow Records. Il se prénomme Oscura Era, les climats deviennent plus pesants et les compositions témoignent de l’agilité vocale acquise par Valentina Fin. L’approfondissement accru des expérimentations donne l’impression d’entendre un nouveau groupe alors que le quintet n’a subi aucun changement de personnel. L’influence de Dante se matérialise par des images en clair-obscur dans les thématiques qui évoquent la montagne du Purgatoire de la Divine Comédie. La texture sonore a évolué, l’adjonction d’un piano Fender Rhodes transforme l’architecture du groupe. À l’aise dans « Oscura Era », la chanteuse s’oriente dans des directions qui ne sont pas sans rappeler les climats obsédants de Magma avec Stella Vander ainsi que Weather Report dans sa première mouture des seventies. La sensualité n’est pas oubliée pour autant, « Consapevole » accentue les nombreuses capacités de Valentina Fin lorsqu’elle diversifie son champ lexical. La grande réussite, c’est l’alliance de la spontanéité et du lyrisme dans « Isis » alors que l’italianité trouve un point d’équilibre parfait dans « Aloe ». L’atmosphère oppressante qui traverse « Pattern » donne l’occasion au parlé-chanté de s’insérer comme nouvel élément imaginatif dans RAME. Interprétations et improvisations font de Oscura Era un disque homogène, magnifié par les prestations vocales de Valentina Fin.
Pas question de rester les deux pieds dans le même sabot, un changement radical annonce la sortie de Kurt ! en 2021 paru chez Velut Luna. Le champ expérimental développé jusqu’à présent s’y réduit fortement. C’est une relecture du songbook de Kurt Weill qui est proposée, une façon pour Valentina Fin de se mesurer à des compositions marquées du sceau de l’histoire du XXe siècle mais aussi de se confronter à d’illustres cantatrices qui l’ont précédée. La chanteuse est accompagnée de son fidèle pianiste Mauro Spanò et d’un quatuor à cordes. Quatre compositions élaborées par le compositeur allemand côtoient deux pièces originales, l’une coécrite par Valentina Fin avec le violoniste Federico Zaltron et l’autre de sa plume. Ces deux morceaux apportent une fluidité à l’album, la chanteuse se libère de la partition néo-classique et retrouve là plus de spontanéité. « Lawrence », très sensuel, est agrémenté de beaux passages au violon et au piano et « Dice Bertolt » laisse planer l’ombre du dramaturge allemand avec conviction.
« Lost In The Stars », dont la comédie musicale fut créée à Broadway en 1949, dernière œuvre de Kurt Weill décédé l’année suivante, convainc par la restitution sombre de sa thématique. Valentina Fin s’inscrit dans la lignée de Lotte Lenya, épouse de Weill, qui fut la première à enregistrer cette chanson en 1943. Au détour de l’écriture pour cordes, un parfum de jazz transparaît dans l’intimiste « Song for Ruth ».
La performeuse serbe Marina Abramović exerce une fascination sur Valentina Fin. An Artist’s Life Manifesto aborde des compositions dédiées à cette créatrice pluridisciplinaire. Enregistré à Udine en 2021, ce disque, qui donne l’occasion à Valentina Fin d’improviser avec une grande détermination, est produit par les musicien·ne·s et publié par AUT Records. L’empreinte de Stefano Battaglia au piano y est conséquente : sa vaste expérience musicale donne du relief aux thèmes, les ponctuations qu’il égrène dans « Transparency » épousent les contours de la voix de la chanteuse. Valentina demeure le pivot central du disque : très déterminée, elle se fraie des passages vaporeux au milieu des échauffourées des saxophones de Manuel Caliumi et Giovanni Fochesato. « Silence » fait la part belle à l’exploration, la chanteuse passe rapidement du langage aux onomatopées et démontre l’étendue désormais acquise de sa maîtrise vocale. Les différents emprunts aux recherches menées dans la musique contemporaine sont étoffés par l’improvisation collective et permettent à cette musique de se régénérer. Cet album aboutit à un climat comparable aux puissants manifestes artistiques énoncés par Marina Abramović. Objectif atteint.