Les « rajazz » de Manuel Hermia
Entretien avec Manuel Hermia sur le fonctionnement des rajazz.
Manuel Hermia, photo Gérard Boisnel
Saxophoniste et flûtiste belge, Manuel Hermia est à la tête de l’Orchestra Nazionale della Luna et membre, également, du trio Darrifourcq Hermia Ceccaldi, dont les deux disques sortis en 2020 ont été appréciés ici. Tenant d’une musique généreuse et d’un saxophone, placé dans le prolongement des propositions de John Coltrane, il ne s’installe pas seulement dans les acquis de son héritage mais propose aujourd’hui une théorie musicale longuement travaillée qui lui permet d’explorer de nouveaux territoires musicaux : les rajazz. Il en explique le fonctionnement, certes complexe pour le profane, dans une vidéo publiée récemment et en montre les audacieuses perspectives et surtout la réelle musicalité. Citizen Jazz l’a contacté pour quelques explications finalement limpides. Il suffit de s’y mettre.
- Manuel Hermia, photo Gérard Boisnel
- Depuis quand travaillez-vous sur les rajazz ?
Cela fait une quinzaine d’années déjà. J’avais sorti un album intitulé Rajazz en 2006, sous le label Igloo, en quartet. Il me semble que j’avais commencé à faire des recherches deux ou trois ans avant ça.
- Découvrez-vous encore, en les pratiquant, des choses que vous n’aviez pas imaginées ?
Oh oui… En fait, j’ai mis cette théorie sur pied au fur et à mesure de mes investigations, pour me rendre compte, à un moment, qu’en théorie il y a trente-et-un rajazz mathématiquement possibles, regroupant cent-cinquante-cinq gammes de cinq notes, en considérant leurs différents modes. Mais je n’ai pas eu le temps d’explorer réellement toutes ces couleurs. J’ai déjà eu l’occasion d’en approfondir une douzaine en composition mais en improvisation, la mathématique de l’exercice s’avère assez exigeante. Je dirais que je peux à ce jour en affronter sept ou huit avec suffisamment d’aisance. Le système est assez contraignant, y dégager une liberté demande pas mal de pratique.
- Qu’est ce qui vous a amené à concevoir cette nouvelle théorie musicale ?
Il y a une vingtaine d’années, j’ai découvert l’Inde. Juste comme ça, en voyageant en sac à dos, mais avec un saxophone par-dessus l’épaule, bien entendu !
A l’époque, je me définissais principalement comme saxophoniste de jazz, d’abord parce que c’est ce que j’avais étudié, et ensuite parce que l’improvisation était mon moteur principal, et que le jazz était le terrain de jeu que ma vie musicale lui avait trouvé.
En Inde, outre la rencontre avec ce pays exceptionnel et la mise en perspective qu’il induit avec soi-même, j’ai découvert le bansuri, la flûte de l’Inde du Nord, et cette musique classique qui a pour particularité de laisser énormément de place à l’improvisation. Ces deux rencontres ont enrichi ma vie musicale de façon déterminante. Je dispose aujourd’hui d’un instrument supplémentaire pour m’exprimer et d’un terrain de jeu en plus pour improviser.
- Comment fonctionnent les modes ragas ?
La musique indienne est modale. Imaginez sept astres dans l’espace. L’un est une étoile - un soleil donc - et les autres gravitent autour de lui, attirés par sa force de gravité.
Un mode, c’est cela. Sept notes, dont une qui attire toutes les autres, et que l’on retrouve à la basse. En musique indienne, vous entendrez toujours une sorte de drone, joué par la tampura, qui joue cette note de base. A partir de là, on a une gamme, que l’on explore. Elle peut faire cinq notes, six notes, sept notes, avoir un nombre de notes différent en montant et en descendant, etc. Tout cela fait la grande variété des ragas, il y en a des centaines de différents, mais chacun est lié à un « rasa », c’est-à-dire un caractère émotionnel. On retrouve d’ailleurs les mêmes rasa en musique, en peinture ou en poésie.
Improvisation en jazz ou improvisation en musique indienne, pas question pour moi de choisir
La musique indienne est empreinte d’intériorité en ce sens que la couleur musicale sert à dépeindre une émotion particulière.
Techniquement, les notes de chaque raga sont très définies, et lorsqu’on joue un raga, on ne peut pas jouer une autre note que celles prévues, sinon on « tue » le raga, car on sort de la couleur nécessaire à dépeindre cette émotion. En apprenant les ragas, je me suis rendu compte qu’en tant qu’improvisateur, je disposais là d’un espace d’expression merveilleux, considérable, et très différent ce tout ce que je connaissais.
J’avais l’impression d’être au sommet d’une colline d’où je regardais toute la musique que j’avais apprise depuis mes sept ans (musique tonale) et d’un coup, on me tapait sur l’épaule et en me retournant je voyais 180° de paysage musical modal que j’avais ignoré jusque là….
Improvisation en jazz ou improvisation en musique indienne, pas question pour moi de choisir. On peut aimer jouer aux échecs et au dames avec le même plaisir. Les règles sont justes différentes. C’est ce que je ressentais.
A partir de là, à force d’étudier ces deux musiques avec la même passion, j’ai eu envie d’accéder à un espace d’improvisation où je pourrais à la fois disposer d’un nombre très limité de notes (comme dans les ragas ) mais où je pourrais quand même moduler. C’est cette volonté-là qui a ouvert sur ce qui a suivi. En essayant diverses choses pour aller en ce sens, j’en suis progressivement venu à définir moi-même une nouvelle façon de faire, avec de nouvelles règles. Ni les dames, ni les échecs. Ni la musique tonale, ni les ragas classiques. Mais les rajazz.
- Pourriez-vous expliquer cette théorie en quelques mots simples à destination d’un public non averti ?
En prenant juste cinq notes, j’obtiens une petite gamme, dite pentatonique. Si je la transpose sur toutes les notes chromatiques (les sept blanches et les cinq noires du piano pour aller vite) j’obtiens douze fois la même gamme mais dans des tonalités différentes. De là, j’obtiens un système hybride. Comme dans les ragas, j’ai toujours affaire à la même couleur (la gamme de départ) mais lorsque je change de ton, j’obtiens une sensation de modulation comme dans la musique occidentale. Seule petite règle en plus, pour moduler d’une gamme à l’autre, j’utilise un intervalle pivot, c’est-à-dire deux notes communes entre les deux gammes. Comme une charnière, si on cherche une image.
En une phrase donc : dans un rajazz, j’ai donc une seule gamme que je peux transposer dans douze versions parallèles, et je passe chaque fois de l’une à l’autre via deux notes charnières qu’elles ont en commun.
je suis acteur et témoin d’une époque où le jazz s’est académisé et a subi un sorte de lissage
- En quoi est-ce nouveau ? Ce type de théorie n’existe-t-il pas déjà d’une autre manière chez d’autres musiciens (Messiaen, Coltrane, Steve Coleman) ?
Je n’ai pas la prétention d’avoir réinventé les choses. Et quand on croise les différentes façons de théoriser la musique, il y a toujours un certain nombre de sonorités auxquelles on peut arriver par différents biais. L’intérêt d’engendrer son propre système c’est surtout de disposer d’un outil pour arriver à construire un langage plus personnel, qui ne semble pas avoir déjà été joué mille fois.
Pierre Van Dormael (guitariste belge, créateur de NasaNa, qui était le groupe précurseur d’Aka Moon) qui a été, à la fois, un ami et un maître m’a un jour dit : « tu peux pratiquer autant que tu veux, si tu n’inventes pas ton propre langage, tu es, d’une certaine manière, fainéant. » Cette réflexion m’a profondément marqué.
D’autant que, comme beaucoup de mes amis, je suis acteur et témoin d’une époque où le jazz s’est académisé et a subi un sorte de lissage. Les uns apprennent les phrases des autres. Avec cette contradiction surprenante, où on encourage socialement les jeunes musiciens à sonner “comme” untel, alors que cet untel est précisément apprécié parce qu’il a su créer son propre langage… En même temps, c’est la meilleure façon d’apprendre, n’est-ce pas ? Alors faut-il adopter une attitude conservatrice, ou novatrice en tant que musicien de jazz ?
Personnellement, cette question m’a beaucoup taraudé à un moment de mon parcours et j’ai choisi de ne pas choisir. Cela me permet de mener ma vie de musicien en jouant la diversité des musiques que j’aime. Je crois, en réalité, que la principale liberté à laquelle je tiens, c’est celle-là : ne pas me retrouver prisonnier d’un style musical. Je me sens plus riche en jouant différents styles dans lesquels le jeu de l’improvisation m’amuse. Cela va des standards de jazz à la musique du monde, aux ragas, aux maqâms, et au fil des ans avec une grande place pour des projets plus modernes et expérimentaux (Darrifourcq/Hermia/Ceccaldi ou encore Orchestra Nazionale della Luna… ). Ce travail de recherche sur les rajazz fait, pour moi, partie de cette exploration.
- Quelle finalité voyez-vous dans cette nouvelle pratique ?
Il n’y a que douze notes. Toute la diversité de la musique vient de la façon dont on les agence. Alors chercher de nouvelles façons de les agencer, c’est surtout se donner les moyens de créer de nouvelles idées. C’est une façon d’échapper à la redite de ce qui existe déjà. Cette théorie des rajazz me sert simplement d’outil pour structurer les idées les plus personnelles possible.
- Est-ce que cette pratique apporte une liberté supplémentaire à l’exercice de l’improvisation ?
C’est une question difficile. A vrai dire, les rajazz offrent un système très contraignant. Au niveau de la composition les rajazz sont assez faciles à utiliser. Mais au niveau de l’improvisation, le fait de jouer avec des intervalles pivots pour passer d’une couleur à une autre, est un authentique défi pour le mental. J’ai l’impression de balbutier encore après quinze ans même si j’y trouve beaucoup de plaisir et de satisfaction quand j’y arrive.
Comme dans toute forme artistique, la définition du cadre définit le champ de la liberté, et crée donc un type de liberté. J’ai foi dans cette phrase d’Henry Miller “l’objet de la discipline est de promouvoir la liberté”. Car oui, le fait de travailler un système d’improvisation en profondeur débouche toujours sur une sorte de liberté. Mais chaque liberté est autre. Celle du free (que j’affectionne particulièrement, et il y a aussi des cadres en free !), celle des ragas, celle des Coltrane’s Changes, du jazz mainstream ou du jazz modal, offrent simplement des cadres différents, avec des libertés différentes et des goûts différents. Le goût du rajazz est encore autre, disons. Mais ça me donne surtout un prétexte pour explorer et un univers théorique dans duquel je pourrai puiser de l’inspiration ad vitam si je le souhaite.