Scènes

Dernier trio avant l’abstinence

Le théâtre du Pavé soufflé par le trio Darrifourcq, Hermia, Ceccaldi


Manuel Hermia, Valentin Ceccaldi, Sylvain Drrifourcq © Gérard Boisnel

Le trio de Sylvain Darrifourcq, Valentin Ceccaldi et Manuel Hermia se produit régulièrement depuis plusieurs années maintenant. Mais, même en étant habitué à ce type de musique, on ne revient jamais complètement d’une telle expérience sonore. Le théâtre du Pavé à Toulouse en a fait l’heureuse expérience.

Il s’est passé quelque chose d’extraordinaire au théâtre du Pavé ce mercredi 14 octobre. Tandis que le Président de la République annonçait un couvre-feu en Île-de-France et dans une poignée d’autres métropoles, dont Toulouse, laissant l’équipe d’Un Pavé dans le Jazz et celle de Jazz sur son 31, co-organisateurs du concert, complètement abasourdies, le trio de Sylvain Darrifourcq, Valentin Ceccaldi et Manuel Hermia s’emparait des planches et proposait un concert rien de moins qu’extraordinaire. Le qualificatif paraîtra à quelques-uns bien trop fort. Détrompez-vous, il est même carrément en-deçà de la réalité et il faudrait convoquer une ribambelle d’adjectifs tous plus intenses les uns que les autres pour arriver à esquisser quelques mots pour tenter de décrire cet incroyable concert.

Valentin Ceccaldi © Christophe Charpenel

Tout commence par un discours de Jean-Pierre Layrac. Le Chef-Chef d’Un Pavé et de Jazz à Luz, d’ordinaire affable comme tout, semble secoué par l’annonce présidentielle. « Vous avez bien fait de venir car il va falloir s’abstenir » seront quelques mots d’un programmateur qui semble à peine réaliser que tout le boulot pour promouvoir d’autres esthétiques est balayé d’un revers de main. A la fin du concert, on l’apercevra, sourire aux lèvres, le pouce vers le haut en direction des musiciens. Entre temps, trois géniaux créateurs avaient questionné, si ce n’est ré-inventé, la musique et ses manifestations.

Sylvain Darrifourcq © Christophe Charpenel

Tout commence avec « Kaijü Eats Cheesburgers », le morceau même qui ouvre l’album du même nom, dernier en date du trio. L’incipit est brutal, sanglant, incisif, écorché. Violoncelle implacable, volutes dissonantes au sax et batterie furieuse en constituent les éléments fondamentaux. À cette colérique mise en bouche succède une plage tout aussi intense, si ce n’est qu’elle est constituée de sons suspendus et de bribes qui trouvent leur origine, en même temps qu’ils en sont un prolongement ingénieux, dans une tradition bruitiste. Infimes vibrations, sonneries minimalistes, frottements s’invitent alors. Et puis la colère revient, violente, délirante. Les morceaux s’enchaînent dans un génial continuum : « Disruption », « Bye Bye Charbon » et « Les Flics de la police », vieille composition de Sylvain Darrifourcq qui date de cette période où il partageait les planches gasconnes avec Émile Parisien, Julien Touéry et tout cette équipe pas croyable de musiciens toulousains dans les années 2000. On atteint l’heure de musique dans un seul morceau finalement puisque les enchaînements s’inscrivent dans ce fabuleux maelstrom. Dans la salle, tout le monde est bouche bée. Des têtes marquent lourdement le tempo quand quelques pointes saillantes punkies exacerbent la bête. On saisit les cris perçants de striges modernes, oiseaux de nuit qui hululent, fauves féroces et tout un bestiaire extraordinaire. À moins que ce ne soit un monstre d’acier, ogre métallique, qui se meut. Quoi qu’il en soit, les trois musiciens, démiurges modernes, brossent un tableau figuratif. Ils modèlent une matière sonore, pleine, dense, opaque, essentielle, faite d’équilibres délicats, de sons qui s’immiscent, se lovent autour d’un bourdonnement mère. Il faut voir les musiciens, à l’articulation entre le Chaos et Gaïa, composer les ténèbres, le ciel, la Terre, et faire accoucher de la Nuit une salvatrice respiration.

Quand le concert s’arrête, après « Ma-rie Antoi-nette » - un découpage expiatoire n’est-il pas ? - et « Chauve et courtois », le public, en extase, est stupéfait. Il faudra quelques minutes pour qu’il s’en remette et que la vie « ordinaire » reprenne ses droits. Encore que… car, plusieurs semaines après, il paraît que certains n’en reviennent toujours pas.