Portrait

Les terrains à labourer

Portrait cubiste de Joëlle Léandre


Dessin Yann Bagot

Résumer quarante ans de carrière d’une artiste comme Joëlle Léandre paraît tout à fait impossible en peu de mots. Il faut, pour cerner cette musicienne aussi entière que complexe, plusieurs portes d’entrée qui dessinent une silhouette, forcément partiale et nécessairement incomplète. Il y a bien sûr la possibilité de consulter tous les articles de Citizen Jazz la concernant. Se référer à ce qu’en disent ses pairs. Ecouter chaque membre du tentet. Mais il a semblé nécessaire de dresser un portrait à la manière des Cubistes : que chaque côté d’un plan se dirige vers le point central.

L’Obsession disque

Plus de 150 disques répertoriés en quarante ans de carrière, en 35 ans de phonogrammes. C’est plus que n’en ont fait deux furieux du genre : les cent albums de Frank Zappa et les près de 130 d’Anthony Braxton. Et encore, 151, c’est un compte non arrêté, fait par l’European Free Improvisation Pages. Il faut y ajouter une petite dizaine en préparation, couvés par Dame Léandre comme autant d’oisillons prêts à quitter le nid. A l’heure de dresser un portrait cubiste de la contrebassiste, les disques sont autant de facettes. Ils ne sont pas une route ramifiée comme chez Braxton, ils sont des mémentos d’instants de scène. On le dit toujours : Joëlle Léandre c’est la scène. Ce sont les Instants Chavirés, les Sons d’Hiver, le Triton et bien sûr le Dunois qui vibre de souvenirs éteints… Mais que seraient ces instants sans leurs instantanés ?

Joëlle Léandre © Emmanuelle Vial

Joëlle Léandre, c’est aussi, en creux - c’est important en cubisme - une histoire des labels de musique improvisée européenne - et même au-delà. Le label nato de Jean Rochard, qui lui offrira Douze sons, Ayler Records qui a accompagné le tentet et les rencontres avec les filleuls et les vieux amis, Fou Records du fidèle capteur de son Jean-Marc Foussat, Rogue Art et Leo Records qui la publient avec une fidélité ancienne tout comme HatHut. Mais aussi Kadima Collective, Budapest Music Center, NoBusiness, Relative Pitch… C’est une galaxie, faite d’étoiles mortes tombées dans un trou noir d’où elles ressortent parfois trente ans plus tard, et de super-novas brillantes de mille feux. On contemple, certain de ne pouvoir les embrasser toutes, mais conscient de leur infinitude. Comme en peinture où il y a des épreuves, des works in progress à l’instar du travail de Wols, chaque disque de Joëlle Léandre est un instant de son travail, qui continue et qui continuera aussi longtemps que la main ira à l’outil. Elle le dit elle même ici, notamment, elle est une ouvrière, une laboureuse des champs improvisés… Et les disques lui prennent autant d’énergie - qu’on sait puissante - que les concerts. Pour Joëlle, c’est un tout. Une contrebasse et des montagnes de disques. Le monogramme parfait.

Joëlle Léandre et les duos

S’il est pourtant une pratique qui caractérise cette imposante discographie, c’est bien celle du duo. Jamais musicien n’aura, en effet, expérimenté avec autant de régularité et d’acharnement ce rapport à l’autre. Des dizaines de disques témoignent de ces échanges et un plus grand nombre de concerts encore.
La première trace remonte à 1987 avec Irène Schweizer déjà (avec qui elle formera le trio les Diaboliques avec Maggie Nicols quelques années plus tard) mais la liste de ses partenaires d’un moment est longue et variée et constitue au passage le Who’s Who des musiques aventureuses de ces dernières décennies. Derek Bailey, Steve Lacy, Barre Phillips, Anthony Braxton, George Lewis font partie des figures majeures qui ont croisé le fer avec elle. D’autres, peut-être moins connus, l’ont également rencontrée aux quatre coins du monde.
Car, non contente d’être une grande musicienne, Joëlle Léandre est une inlassable voyageuse qui va à la rencontre de ses camarades où qu’ils se trouvent. États-Unis, bien sûr, mais aussi Japon (avec Kazue Sawaï, Satoh Masahiko) Italie (avec Sebi Tramontana ou Gianni Lenoci), Portugal (Carlos Zingaro), Angleterre (Mark Nauseef) Hongrie (Akosh Szelevényi ou György Szabados). La nationalité importe peu, tout se joue dans la rencontre. Et l’instrument d’ailleurs n’a pas non plus grande importance pourvu qu’il donne à entendre des sons neufs.

Joëlle Léandre Pascal Contet © Christophe Charpenel

Là encore, si l’on retrouve quelques rendez-vous réguliers avec des confrères contrebassistes (outre Barre Phillips, William Parker, ou le norvégien Michael Francis Duch), le tableau de chasse des instruments ayant croisé son archet est imposant : violoncelle, piano, trombone, voix, saxophone, etc. Se confronter à des grains, des timbres et des dynamiques variés est un moteur plus redoutable que n’importe quelle nationalité.

Pourtant dans cette liste imposante qui donne le vertige et pourrait donner l’image d’une personnalité versatile, de vieilles amitiés se perpétuent au fil du temps. Et sans donner systématiquement lieu à un enregistrement, elles permettent de creuser un sillon, approfondir une entente. La correspondance est épisodique - pour laisser monter le désir et laisser s’épanouir le plaisir des retrouvailles - mais forcément riche. Maggie Nicols, Jean-Luc Cappozzo, Daunik Lazro, Pascal Contet notamment, Barre Phillips encore, sont au nombre de ces proches avec qui elle entretient des échanges toujours renouvelés.

Joëlle Léandre Vincent Courtois © Fabrice Journo

Car la puissance de Léandre, dans ces rencontres au long cours comme dans les plus éphémères, tient dans sa capacité d’offrir un langage neuf à chaque fois et se mêler à son complice avec une malléabilité toujours surprenante. Que ce soit le violoncelle de Vincent Courtois et la voilà balayant toute la littérature des cordes, la guitare électrique au son dilué de Serge Teyssot-Gay et elle invente des nappes atmosphériques avec sa contrebasse. L’autre est toujours chez elle un révélateur de ses propres potentialités, le moyen d’une émergence à soi.

Et, lorsqu’on demande autant à son partenaire, il faut, en retour, ne pas tricher et se donner toute entière. Si Joëlle Léandre parvient à sublimer autant l’exercice du duo, c’est qu’elle résout ce troublant paradoxe : atteindre son semblable en restant profondément soi-même. Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. C’est dans cet équilibre fragile mais ô combien enrichissant qu’elle se tient.

De chaque côté de l’Atlantique, et au-delà

Au début des années 70, la jeune contrebassiste formée au Conservatoire aspire à s’éloigner des formes convenues et s’exprime au sein d’ensembles contemporains. Mais ce qui l’attire plus que tout, c’est l’expression directe, l’éructation. L’élan, la musique conjuguée au présent. En cela, les États-Unis auront été pour elle un refuge autant qu’une source d’inspiration. Son Amérique rêvée n’est pas celle des fast-foods ou de Mickey. C’est ce pays où sont nés les courants d’art qui la nourrissent : le jazz, les musiques afro-américaines. C’est cet endroit où il est coutumier de dire « Vas-y. Fais-le », où on ne se pose pas de questions et où l’on fonce épaules en avant, tant pis pour les chutes. Elle se permet ce que l’Europe ne voit pas encore d’un très bon œil. Trop tôt, trop free. Sa notoriété s’y établit rapidement et elle ira jusqu’à prendre pour un trimestre la tête des classes de composition et d’improvisation du Mills College, à Oakland.

Ces voyages donneront surtout lieu à des rencontres déterminantes. Avec des influences, tout d’abord, des gourous. John Cage en tête de liste, avec qui elle nouera une relation d’amitié tout en se nourrissant de ses écrits, notamment Pour les oiseaux qui constitue une déclinaison littéraire de la pensée musicale du compositeur. Elle croisera également Morton Feldman, avec qui elle travaillera dans le cadre de la création à l’université de Buffalo, ou Merce Cunningham, sorte d’alter-ego défricheur des possibilités expressives du corps. L’Amérique de Joëlle Léandre est celle où les performances transdisciplinaires vont de soi. Celle du melting-pot des arts, où sa contrebasse s’encanaille auprès des danseurs, des poètes, des acteurs et des plasticiens.

Joëlle Léandre © Franpi Barriaux

Comme une passion jamais refrénée, il y a le jazz, né là-bas tout comme ses ramifications auxquelles la contrebassiste se rallie volontiers. Elle côtoie l’AACM à travers ses collaborations avec Anthony Braxton ou Nicole Mitchell, ainsi que de nombreux musiciens qui, à l’image de William Parker avec qui elle joue et enregistre des dialogues fiévreux, ont une intention comparable à la sienne, mais un point de départ souvent opposé. Elle vient d’un apprentissage académique mais développe, et ne cessera de le faire, sa capacité à ouvrir les vannes, à laisser libre cours à son flux d’idées et de gestes. Ses partenaires américains, eux, portent souvent dans leur expression musicale une tradition assumée à partir de laquelle ils vont chercher la sophistication. Ainsi William Parker reste connecté à l’Afrique, Steve Lacy pousse un discours dont le lyrisme ne voile jamais la filiation directe avec le blues (via Monk, notamment), John Zorn continue de mettre au service de sa propre exigence les lignes héritées des musiques traditionnelles judaïques. Joëlle Léandre se nourrit de cette Amérique plurielle comme ses interlocuteurs de l’Europe. Les procédés de création ou d’expression des uns et des autres, non opposables, se font face comme des reflets. Les épisodes américains auront sans doute facilité le développement bilatéral qui permettra à Joëlle Léandre de recourir à l’expression libre ou à l’écriture selon les sons auxquels elle souhaite donner vie, à la manière dont elle espère faire sortir son chant intérieur.

Sisters Where ?

Sur Dire du Dire, le disque de libre parole de Joëlle Léandre réalisée avec Noël Akchoté, il y a cette phrase : « On est quand même des individus politiques et sociaux (…) [la musique] c’est un acte politique. ». Si tout est politique, la musique de Léandre l’est singulièrement, au-delà de tout ce qu’elle transcende esthétiquement et émotionnellement.
Partant, lorsque Joëlle enregistre des albums avec des musiciennes - et elles sont pléthore dans sa discographie - ce n’est pas un acte féministe revendiqué en tant que tel mais une démarche qui l’amène à se chercher des sœurs dans l’instantané de sa musique. Ce fut le cas bien sûr avec la regrettée Annick Nozati sur la scène du Théâtre Dunois, dont tous les témoignages d’époque relatent des moments d’anthologie, notamment avec Les Trois Dames (Schweizer, Léandre, Nozati). C’est, dans le prolongement de cela, ce que conservent les disques des Diaboliques, où la contrebassiste joue avec Maggie Nicols et Irène Schweizer. Il faut écouter Splitting Image, paru chez Intakt Records, pour prendre conscience de la puissance de ces rencontres.

Elise Caron, Joëlle Léandre © Franpi Barriaux

Dans A Voix Basse, son livre d’entretiens avec Franck Medioni, elle dit : « Je l’ai souvent dit et je le répète : Où sont mes sœurs ? Nous sommes trop peu ». Dès lors, ces rencontres sont fructueuses, mais elles sont aussi un combat politique. C’est le cri de Sisters Where, chez Rogue Art avec Nicole Mitchell, ce sera le même avec le Tiger TrioMyra Melford les rejoint… Mais d’autres albums avec des musiciennes sont centraux dans sa discographie : un vieux vinyle mythique avec Lindsay Cooper et Maggie Nicols, Live in Bastille, hélas introuvable, Journey avec son alter-ego India Cooke chez NoBusiness Records, Conversations avec Lauren Newton
Jusqu’à ce travail entamé avec le tentet où la parité est presque parfaite. Comme Anthony Braxton qui s’entoure également de femmes dans ses orchestres, ce n’est pas une règle imposée, c’est un regard au-delà des schémas habituels de ce que Léandre dénonce depuis longtemps comme une musique de mecs, auxquels elle n’a aucune intention de céder la place. A entendre des solistes comme Alexandra Grimal ou Christiane Bopp, ou comme Elise Dabrowski à qui elle a en quelque sorte ouvert la voi(e)x, c’est une nécessité.
Une nécessité de transmission. Une nécessité politique.

Joëlle Léandre et la transmission

La transmission aussi est un acte politique. Joëlle Léandre organise des stages, fait des rencontres, ne perd jamais l’occasion entre deux valises de donner des conseils aux jeunes musiciens et de transmettre, transmettre toujours. On sait qu’elle-même a beaucoup appris dans ses années américaines, à Buffalo et à New-York, de Derek Bailey ou John Cage. Dans son entretien récemment offert à Gérard Ponthieu, elle présente les frères Ceccaldi avec qui elle a enregistré Can You Smile ? comme des « bébés symboliques » qu’on retrouve d’ailleurs dans le tentet. Joëlle Léandre est la marraine de la pépinière que représente le Tricollectif, mais il est peu de jeunes collectifs en France qui ne soient passés au moins une fois dans les stages d’improvisation de madame Léandre.

Joëlle Léandre © Christophe Charpenel

Pour résumer ça, une anecdote s’impose. Nous en avons tant demandé à ses compagnons ! C’était à Rouen, dans la magnifique salle du Conservatoire, une salle à l’acoustique merveilleuse, hélas trop peu utilisée. Joëlle Léandre y était seule sur scène après une journée de Masterclass avec les contrebassistes de la maison. L’entrée était libre, mais la chose s’était peu ébruitée : les élèves et les habitués du Conservatoire étaient tous là, mais peu de public « extérieur ». Joëlle s’adressait donc à des musiciens de tous âges.
Après deux improvisations magnifiques, expliquant à chaque fois la démarche, racontant les sensations, les réflexes, la technique, le travail à ses pairs, elle s’est assise par terre avec sa contrebasse couchée et s’est mis à jouer un morceau que John Cage avait écrit pour elle - rien que pour elle. Cette mise à nu, entière et sans concession, c’est tout ce qui fait les quarante années de carrière de Joëlle Léandre. Et cette transmission, c’est tout ce qui permettra à tous les musiciens des générations postérieures d’apprendre de cette artiste majeure.
Une sorte de transmission orale, à l’ancienne.
Une démarche résolument moderne.

par Franpi Barriaux , Nicolas Dourlhès , Olivier Acosta // Publié le 17 avril 2016
P.-S. :

Discographie Sélective
Joëlle Léandre : Les douze sons (nato 82)
Léandre/Leimgruber/Hauser : No try no fail (hatOLOGY 509)
Léandre/Akosh S : Györ (REQ001)
Léandre/Phillips : A l’improviste (KCR 16)
Léandre/Houle/Strid : Last Seen Headed (AYLCD-096)
Léandre/Braxton : Duo (Heidelberg Loppem) 2007 (LR CD548/549)
Léandre/Cooke : Journey (NBCD18/NBLP25)
Léandre/Lazro : Hasparren (NBCD62)
Léandre/Szabados : Live at Magyarkanizsa (BMC 183)
Léandre/Delbecq/Carnage The Executioner : Tout va monter (nato 4757)
Joëlle Léandre : Urban bass (ED 13041)
Joëlle Léandre : No comment (Red Toucan 9313-2)
Léandre/Newton : 18 colors (LR CD245)
Léandre/Parker : Contrabasses (LR CD261)
Léandre/Maneri/Ryan/Marguet : For flowers (LR CD396)
Lopez/Léandre : Duets 2 Rahsaan Roland Kirk (LR CD356)
Lacy/Léandre : One more time (LR CD422)
Lopez/Domancich/Léandre : Flowers of peace (LR CD438)
Théo Ceccaldi trio + Joëlle Léandre ! Can you smile ? (AYLCD-136)
Léandre/Courtois : Live at Kesselhaus Berlin, (Jazzdor Series 01)
Léandre/Bailey : No waiting (P198)
MMM Quartet : Live at the Metz Arsenal (CD631)
Lazro/Léandre/Zingaro/Lovens : Madly you (P102)
Léandre / Delbecq / Houle : 14 Rue Paul Fort, Paris ‎(CDLR 731)
Léandre/ Dalachinsky : The Bill Has Been Paid (DT03)