Scènes

Joëlle Léandre et l’homme qui penche

Au festival Parfum de Jazz à Buis-les-Baronnies, trois musiciennes en concert.


« L’Homme qui penche » d’Ena Lindenbaur et la musique de Joëlle Léandre, Myra Melford et Lauren Newton.

L’homme qui penche d’Ena Lindenbaur

« Sentir un processus, un dialogue avec soi, un contact avec son environnement, avec l’histoire, ce qu’on a gardé ou ce qu’on a laissé, un choix de vie ; être toujours en route. » [1] Ainsi se termine le livre d’artiste d’Ena Lindenbaur. « Être toujours en route » car ceux qui partent portent en eux les traces du passé et les lignes à tracer. Au risque de la chute ils penchent jusqu’aux traits qui formeront une musique. Un palimpseste se traverse : Joëlle Léandre est à la contrebasse, Myra Melford au piano, Lauren Newton à la voix. Une musique improvisée « qui ne s’improvise pas », c’était le mercredi 11 août 2021 à Buis-les-Baronnies au festival Parfum de Jazz.

Les trois présences vives d’intentions marquent la cire de nos corps. Le sceau se creuse en relief tant les sons de Joëlle Léandre sur sa contrebasse montrent les couleurs de sa pression acoustique. Les timbres se plaquent à notre oreille - le vide atmosphérique a pris place, nous voilà collés aux basses de son instrument. Mais elle a la politesse de l’arrêt. Toutes les trois la possèdent. Ainsi avec elles nous pouvons aller vers leurs gestes et écouter la musique qu’ils forment.
Les instruments sont là, les musiciennes fuient avec eux. Duo, le risque est au plus court du temps, fragment de seconde. Mais tels les bras d’un parent qui nous lâchent vers le ciel, elles nous soutiennent et nos oreilles rient. Nous savons bien qu’elles sont là pour nous, que le sérieux de leur musique les engage.

La voix, telle l’encre d’un fuseau, appuie, pèse sur les trames du son. Elle les marque, les enroule, les escamote, les vole, les arrache. Lauren Newton vocalise l’ombre des mots, elle chante l’urgence du drame humain qui doit s’articuler pour faire parole.
Éclairant devant nous, les cordes du piano sont indemnes, d’un trait net, vif et fragile, sans hésiter Myra Melford joue avec les extrêmes de son clavier. Elle peint les raffinements des rayures et provoque l’épaisseur.
Des années de travail pour des années d’effacement, pour que les traces des histoires musicales nous soutiennent, pour que se crée ce moment où les bords de trois traits s’ouvrent vers une musique.

par Valérie Lagarde // Publié le 26 septembre 2021

[1Objet livre 2018, Ena Lindenbaur ISBN 978-3-942743-72-3