Chronique

Louis Sclavis

Silk And Salt Melodies

Louis Sclavis (cl), Gilles Coronado (g), Benjamin Moussay (p, kb), Keyvan Chemirani (perc).

Label / Distribution : ECM

Louis Sclavis est un bâtisseur. Le clarinettiste fait partie de ces artistes qui savent depuis longtemps que le processus créatif ne se conçoit que par l’addition d’expériences qui englobent les précédentes et les dépassent. On pourrait le qualifier de musicien durable : un coup d’œil panoramique sur sa discographie depuis trente ans suffit pour prendre la mesure du phénomène.

On l’avait laissé en trio avec Sources, album de la plénitude et des rêves de voyages, le revoici avec les mêmes musiciens, soit Gilles Coronado à la guitare et Benjamin Moussay au piano, deux modeleurs d’espaces qui s’étaient accommodés de l’absence de tout autre point d’appui rythmique que celui de leur créativité. Mais cette fois, pour conter ses Silk And Salt Melodies, Sclavis leur adjoint Keyvan Chemirani, percussionniste d’origine iranienne spécialiste du zarb [1], tout comme son père Djamshid, qui a beaucoup contribué au développement de la pratique de cet instrument en France. Chemirani s’intègre naturellement dans un quadrilatère où chaque musicien occupe une place d’importance égale et parvient à maintenir un équilibre parfait des forces en action. Une sorte de carré d’or. Sclavis a beau être le leader, ce n’est pas lui, devant les autres, qu’on entend dans ces mélodies de soie et de sel, mais avant tout un groupe, uni et solidaire, sûr de son harmonie humaine et musicale.

Si le titre de l’album - comme celui des neuf pièces qui le composent - a des airs d’invitation au voyage, il n’est pas certain que Louis Sclavis ait choisi d’endosser le rôle du conteur face auquel nous serions à l’écoute, un peu passifs. Car son sens de l’épure est le vecteur d’une libération de toutes les imaginations. Il est ici sublimé par une interprétation collective ruisselante de lyrisme méditatif, aux couleurs parfois classiques (la brillance du jeu de Benjamin Moussay compte pour beaucoup dans cette dimension intemporelle), dont certaines nuances sont ça et là celle d’un rock suggéré (la guitare de Gilles Coronado en étant le principal agent). Sclavis et ses compagnons de route livrent une musique d’une grande beauté formelle, dont les mélodies, toutes magnifiques d’évidence, témoignent de la maîtrise de leur compositeur.

A nous d’inventer des paysages dominés par de grands espaces où souffle une brise existentielle à laquelle il paraît impossible de rester insensible. Que celui qui ne frissonne pas à l’écoute de « L’autre rive », pour ne citer qu’un exemple, jette la première pierre à un quatuor aussi bien inspiré ! Récemment, le clarinettiste confiait qu’il n’avait pas conçu d’ordre précis pour l’écoute de l’album, qu’il laissait à chacun la liberté de mélanger les titres pour inventer une histoire à chaque fois renouvelée. Comme un scénario modulable où il serait question de « Feux lointains », d’un « Cortège », d’une « Autre rive » ou, bien sûr, de « Sel et soie ». Sclavis fournit une matière première dense et fertile, qu’il suffit de modeler selon l’humeur du moment pour en exploiter les richesses. Des trésors qu’on ne dilapidera pas en une seule écoute, loin s’en faut.

Silk And Salt Melodies est la suite naturelle, finement enrichie, de ses prédécesseurs. La sobriété glacée de la pochette (pour la troisième fois, une photographie signée Sclavis lui-même) est, certes, la marque de fabrique du label ECM, mais on peut aussi l’interpréter comme la volonté, chez cet artiste majeur, de ne pas se perdre en discours inutiles ; il s’agit d’aller à l’essentiel.

Ils sont bien rares les musiciens tels que Louis Sclavis qui jamais ne déçoivent, qui ont su tracer une route enchantée dont on suit le parcours en toute confiance. Ce nouveau disque est indispensable, on l’aura compris.

par Denis Desassis // Publié le 6 octobre 2014

[1Instrument de percussion iranien appartenant à la famille des membranophones, et plus précisément des tambours-gobelets joués avec tous les doigts.