Scènes

Les choses mouvantes de Sarah Murcia

Pour Jazz sur le Grill, Sarah Murcia a présenté sept projets du 13 au 23 février 2020 en Drôme et Ardèche


Les pluriels de Sarah Murcia : « Qu’est-ce qui fait que tu vas dans cette direction ? »
Les histoires sont les pluriels de Sarah Murcia. Elle écrit, reprend, découpe, crée des arrangements pour des duos ou des groupes. Au gré des rencontres, elle fabrique des espaces de variations, entre passé et présent elle invente des échanges. Du multiple aux singuliers, elle s’entretient avec l’écriture musicale.

Pour Jazz Sur Le Grill [1], Sarah Murcia présente sept de ces projets (à retrouver en images)

Sarah Murcia

« L’année 1999 fut une année de rencontres : Fred Poulet, Kamilya Jubran, Magic Malik, Franck Vaillant, Olivier Py, Gilles Coronado. Nous les entendrons ainsi que Benoît Delbecq, Mark Tompkins, François Thuillier.

Sous le poids de la neige, arbres et poteaux électriques cassent ou se déracinent : je n’entendrai pas la musicienne dans Characters on a Wall de Louis Sclavis Quartet. Elle n’a pas pu trouver de train, les cheminots sont en grève, quatre élèves [2] du cycle professionnel de Jazz Action Valence (centre d’enseignement, de formation et de diffusion du jazz et des musiques actuelles) ne travailleront pas. Sarah soutiendra plus tard l’élaboration d’un programme sincère aux reprises hétéroclites (Dick Annegarn, Black Sabbath, Aimé Césaire…).

« J’aime être dans le monde et ne pas savoir ce qui va arriver. »

L’histoire écrite de l’intérieur des personnages crée notre déroute, l’écrivain William Faulkner montre du doigt la brutalité et les incertitudes de la vie. Sarah Murcia aurait préféré mettre en scène Le bruit et la fureur, mais sans cesse revenait sa première découverte, My mother is a fish  [3]. Un livre choral mis dans ses mains de jeune adolescente. « Avec Tandis que j’agonise je pouvais transcrire le trouble. L’histoire chronologique, tragi-comique tient en 5 lignes, mais pas les changements de points de vue ni les temps intérieurs. » 

Au plus près des mots et du texte choisi, la musique de Sarah est une puissance vive, construite à coups de ciseaux comme le rythme du texte ; elle ouvre ou ferme sans cesse nos mondes intérieurs. Les duos, le son du saxophoniste nous entraînent vers nos sens, mais trop tard, la couleur musicale d’un personnage prend le relais, ça s’écroule, ça s’enroule, ça vrombit, tandis que la voix chantée du chorégraphe Mark Tompkins souligne l’immobilité du déplacement. Ce chanteur a l’art du sérieux et de ces à-côtés. Nous sommes là, tout autant que dans un paysage du Sud des Etat-Unis, à la traîne de notre conscience.

Pas d’Amusement, Beau Catcheur joue les Stooges, Fred Poulet est au chant, Sarah Murcia à la contrebasse. « L’un et l’autre, on aime les mots, c’est super important, un mec qui dit c’est moi le chef, tout de suite sa voix, ses mots deviennent chef ! ».

Mes idées viennent en faisant. La musique je l’ai en tête mais je ne suis pas au courant.

L’année dernière les Valentinois n’avaient pas pu se déplacer, ils avaient officiellement fermé la ville, ils avaient dit les gilets jaunes ! Alors cette année, avec Jazz sur le Grill nous étions nombreux à Valence au bar le Cause Toujours, c’était un mois avant la pandémie. « Quand je rentre dans un bar, si j’entends ce que j’ai envie : je reste ! Depuis l’âge de 16 ans, je suis fan des Stooges. Iggy Pop est une bête de scène, ça respire l’intelligence ! Des textes minimalistes, des phrases courtes, c’est le contraire de William Faulkner. »
La greffe du monde extérieur ne prend pas le pas sur leur liberté. Sarah et Fred assument le non-sens. Attention, ne pas trop réfléchir, mieux vaut dire que vomir et pourquoi pas en rire. Le chien est-il celui-là qui oblige à faire obéir ? Est-il l’autre qui dit de faire ? Ils se jouent du contexte comme des mots, et la musique ? « Je n’écris que dans la musique des autres. Mes idées viennent en faisant. La musique, je l’ai en tête mais je ne suis pas au courant. J’aime me débrouiller pour avoir un jardin et inviter des gens. Je donne du grain à moudre. Mais ça ne fait pas de moi un compositeur, je suis juste quelqu’un qui sait créer des situations ».

« Et j’adore la musique de Ghost Rider de Suicide »… la chroniqueuse ne détient plus l’origine de cette information, un morceau de musique entendu ou une parole échangée ?

© Christophe Charpenel

Reprendre à son compte un album mythique ? L’unique album des Sex Pistols est la réponse de Sarah Murcia au Théâtre de la Cité internationale.
Instantanément en liberté marchande, l’énergie de Never Mind the Bollocks (1975) est de becs et d’ongles. Sarah Murcia en reprend l’iconographie et en renouvelle le sens : la note et le rythme s’ouvrent à l’arrêt des interphases, la sonorité se déploie entre les instruments. Les citations de musique tapageuse aux attitudes scandaleuses distille du Never Mind the Future [4]. Sarah Murcia, pop art-euse de la punk rock britannique, sait abuser des notes. Le piano respire. A l’écoute de chaque instrument, dans le souffle du saxophone
rythmes, sa mélodie oriente le chant, qu’est-ce qu’une danse rock ? - un équilibre
du pied, du bras
du rythme des voix et du piano forte
La guitare joue, la batterie, ensemble
Puissance immobile envoûtante
Et le solo furieux du sax.

« La force du piano de Benoît Delbecq, c’est l’écoute… Il y a là une contrainte de son qui va à l’encontre de la proposition de base : le son des Sex Pistols. Le saxophoniste Olivier Py traverse toutes les esthétiques, il a un rapport au jeu plus fragmenté, il se place dans la musique… J’ai écrit en pensant au langage de chaque musicien, la base est là, ce qu’on cherche c’est comment faire sonner un morceau. Dans tous les groupes, je suis très directive. Les moments libres sont sous contrainte, une contrainte du rythme, du collectif etc. »

« La surface des eaux prendrait-elle racine dans la profondeur ? » chante Kamilya Jubran, elle joue du oud et Sarah Murcia de la contrebasse : Habka nous offre un espace de voix, de suite et de poursuite.
Les chanteuses inversent-elles notre propos ? L’art devient-il sensation ?
Jeux des sens et de la raison : « Nous jouons ensemble depuis 1998, nous avons trouvé un langage commun, nos deux instruments à cordes se mélangent beaucoup. » Mais au cours du concert, je suis impressionnée par l’équilibre des différences.

Sylvain Thévenard est l’ingénieur du son, l’acrobate de l’espace sonore (pour Sarah Murcia et Jazz sur le Grill, il sonorisera chaque concert). « J’ai un rapport émotionnel avec la musique de Kamilya Jubran, elle pourrait me demander d’aller n’importe où. Les deux musiciennes sont très attachées à la partition, je m’emploie à respecter le sens de leur musique. C’est une façon d’entendre. »

Des possibilités et des contraintes, des propositions et des écoutes, des matières sonores, des identités et des improvisations. « Notre duo est très intime, nous n’avons aucun endroit où nous planquer, quand c’est pas toi, c’est l’autre, on est un peu tout nu » dit Magic Malik.
On sent le souffle de la flûte entre les sons francs, secs et souples de la contrebasse. Le rythme du souffle se mélange aux cordes pincées : dans le sous-bois les brindilles se meuvent en petites danses.
« Nous nous sommes rencontré à L’Hôpital Éphémère [5], j’avais 23 ans. Malik n’oublie jamais la danse, avec lui je suis allée au charbon pour apprendre la science du rythme, nous avons enregistré cinq disques. Ici, mon obsession est la mélodie, il s’agit de trouver, en cohérence avec le rythme, une mélodie qui fonctionne et me plaise. »

Sarah Murcia photo C Charpenel

Il y a des chants lyriques qui ne le sont pas, là est tout l’art de Sarah Murcia. On se perd, sans oublier la direction de notre écoute, mais où est Franck Vaillant ? Son absence nous propulse ailleurs, le pianiste Benoît Delbecq marque le rythme sur sa machine ou son clavier. La voix est crue. Mais que se passe-t-il ? Eyeballing. [6]
« On a un confort d’écoute (la transe) et en même temps on est gêné, c’est joli mais insidieusement il y a un truc qui gratte tout le temps. Au fond, je vais chercher une instabilité, une intranquillité : tu sais, tu ne sais pas, tu connais, tu ne connais pas. Je voulais un son très raide, austère avec la batterie électronique et une générosité des cuivres. »

Dans l’interstice entre les musiciens, plutôt que dans l’art de chacun joue la servitude volontaire : entre Eyeballing et Caroline [7], « l’entre-connaissance » regorge de liens sensitifs et amicaux.

Des sons montent, par-delà le mouvement les notes sont précises - Gilles Coronado est à la guitare - le rythme s’évanouit - notes - contrebasse -
Miroitement où se dessine chacun, le saxophoniste porte les sons qu’il souffle, la guitare trace des sillons, le batteur fait refuge à notre écoute, l’archet porte la sensualité de la contrebasse.
« Improviser sur des choses mouvantes, c’est un casse-tête à résoudre tous les soirs ! » [8]

par Valérie Lagarde // Publié le 26 avril 2020

[1Depuis trois ans, un groupe de personnes représentant la SMAC 26, SMAC 07, Jazz Action Valence et le Théâtre de la Ville de Valence permet aux Drômois et aux Ardéchois d’entendre différents concerts d’un seul et même musicien (David Linx et Thomas de Pourquery furent les deux premiers).

[2Caroline Decamps (chant), Nathen Buzare (basse), Tristan Plantevin (guitare), Anthoine Flamant (trompette).

[3My Mother is a Fish : Sarah Murcia (chant, contrebasse, basse), Mark Tompkins (chant, danse), Benoît Delbecq (piano et électronique), Olivier Py (saxophone), Gilles Coronado (guitare), Franck Vaillant (batterie).

[4Never Mind the Future : Sarah Murcia (chant, contrebasse), Mark Tompkins (chant, danse), Benoît Delbecq (piano), Olivier Py (saxophone), Gilles Coronado (guitare), Franck Vaillant (batterie).

[5L’Hôpital Éphémère était une ruche créative gérée par l’association Usine Éphémère dans les locaux de l’ancien hôpital Bretonneau à Paris de 1990-1995.

[6Eyeballing : Sarah Murcia (chant, contrebasse, clavier), Benoît Delbecq (piano, claviers et électronique), Olivier Py (saxophone), François Thuillier (tuba).

[7Caroline : Sarah Murcia (chant, contrebasse), Olivier Py (saxophone), Gilles Coronado (guitare), Franck Vaillant (batterie).

[8Sauf indication les propos entre guillemets sont de Sarah Murcia.