Chronique

Madness Tenors

Be Jazz For Jazz

Lionel Martin (ts, ss, as), George Garzone (ts), Mario Stantchev (p), Benoît Keller (b), Ramon Lopez (dms)

Label / Distribution : Cristal Records

On se souvient l’année passée de Jazz Before Jazz, l’album en duo du saxophoniste Lionel Martin [1] et du pianiste Mario Stantchev autour de l’œuvre de Louis Moreau Gottschalk. On serait tenté de dire que Be Jazz For Jazz, titre anagramme de Madness Tenors, est une suite logique, une évolution. Une mutation : mettons Jazz Before Jazz dans un shaker géant, laissons-le s’imprégner de racines plus jeunes mais tout aussi nourricières, et invitons un musicien américain comme George Garzone pour densifier la puissance des soufflants. Afin d’accompagner le lyrisme de Martin et la main gauche pesante de Stantchev, découvrons une base rythmique rigoureuse et souple où, au contrebassiste Benoît Keller, s’ajoute le batteur Ramon Lopez dont le jeu coloriste s’accommode parfaitement de l’approche percussive du pianiste. Ne reste plus qu’à servir frappé pour être étourdi.

C’est notamment le cas dans l’aérien « Fox In The Wood » où la contrebasse très boisée s’intercale entre un piano qui se saisit d’un motif chaloupé et le jeu de cymbale fort subtil de Lopez. Cela ne manquera pas de convoquer une mémoire que le nom du groupe suggère, ce Tenor Madness de Rollins avec Coltrane. Une fois l’émulsion prise, avec les deux ténors de front et ce qu’il faut de hâblerie et de confiance en sa puissance (« ++ »), l’orchestre peut même se donner une certaine marge de manœuvre pour des fausses pistes et des incursions dans des territoires plus contemporains (« Open Up », où Martin et Garzone croisent le fer et s’invectivent sans se bousculer outre mesure, tant le propos est solide.). Souvent, même, Martin s’amuse à quitter le ténor pour visiter la famille proche (soprano, alto) et ainsi donner davantage d’espace au son musculeux de Garzone. Il ne s’agit pas de réinventer le jazz ou de remuer de vieux souvenirs, mais d’exalter une force qui n’a cessé de se renouveler au fil des décennies sans perdre de sa vigueur.

C’est l’évidence dans le fougueux « AWO » où Martin convoque son phrasé coltranien si pugnace. Il s’enracine dans une tradition grandiose qui fait le lien avec Gottschalk. Il y a une volonté de chercher dans un rythme entêtant et répété quelque transe. A tout prendre, une ivresse. Si l’on se laisse porter, entre les citations cabossées et les clins d’œil qui ont l’élégance de ne point être appuyés, on voyage dans ce disque sorti chez Cristal Records avec le sentiment de traverser le temps à toute vitesse, évitant de brûler les étapes. Le tour de force de Madness Tenors, c’est d’utiliser une grammaire et des codes sans pour autant se servir d’un langage trop familier : aucun des morceaux joués sur cet album n’est un standard : toutes les compositions sont originales. Après le documentaire de Jazz Before Jazz, voici le docufiction appliqué à nos musiques. Une belle réussite.