Chronique

Marc Ducret

Le sens de la marche

Marc Ducret (g), Bruno Chevillon (b, elb), Eric Echampard (dm), Antonin Rayon (claviers), Paul Brousseau (claviers, samplers), Tom Gareil (vib, marimba), Matthieu Metzger (as, ss), Hugues Mayot (ts, bs), Yann Lecollaire (cl, fl), Pascal Gachet (tp, bugle), Jean Lucas (tb)

Label / Distribution : Illusions

S’il fallait être fou pour entretenir un ensemble de onze musiciens qui ne caressent pas les masses dans le sens du poil, alors il faut être extravagant pour produire de nos jours un CD avec la musique d’un tel big band ! A moins qu’il ne soit ici davantage question de passion que de folie, l’intense passion, par exemple, qu’entretient Stéphane Berland, par ailleurs animateur des labels Ayler Records et Sans Bruit pour Marc Ducret, sa musique et son trio. Passion qui réunit dans la coproduction de cet album du Sens de la marche, l’artiste et son fan.

La folie est une énigme pour l’homme ordinaire, mais on peut tenter d’expliquer la passion : pourquoi cette musique est-elle passionnante à ce point ? Tenter une réponse nous conduit en Avignon, à la fin de l’année 2003 ; Marc Ducret y est invité par l’AJMI, pour une résidence à caractère pédagogique. Il s’agit d’auditionner de jeunes musiciens en voie de professionnalisation et de choisir parmi eux les membres d’un grand ensemble jouant une musique moderne et en partie improvisée. Ducret, surpris par l’excellent niveau des jeunes qu’il recrute, se dit alors que cette initiative pédagogique pourrait bien se transformer en aventure artistique, et se met à composer pour cette formation. Qui connaît Marc Ducret sait combien il aime le travail en profondeur, sur la durée, et combien il se méfie des rencontres de circonstance. Il faut chercher dans cette inclination du leader les motivations qui l’ont conduit à soutenir la vie de cet orchestre qui aura résisté près de quatre ans au marasme culturel ambiant avant de délivrer au Delirium d’Avignon, en novembre 2007, un bouquet final avant dissolution. C’est la musique enregistrée pendant ce concert que le label Illusions - derrière lequel se profile la silhouette de Philippe Ghielmetti - nous offre aujourd’hui. Et il se trouve que pendant ses années d’existence, cette musique et ces musiciens ont progressé au point d’intégrer de manière transparente de libres improvisations dans des compositions sophistiquées.

Marc Ducret est en effet passionné d’écriture. On se souvient de l’interview donnée à Citizen Jazz où il décrivait ses échanges fréquents avec Tim Berne autour de thèmes écrits par eux. Et pour un compositeur, quoi de mieux qu’un big band ? Plus il y a de musiciens, plus il y a de possibles. C’est donc de la plume du leader que sont nées les cinq compositions du présent album. Et quand le talent du compositeur se mêle à la science de l’arrangeur alors, que de couleurs ne peut-il créer à l’aide d’une palette riche de tant d’instruments ? Aux guitares du leader s’ajoutent en effet les basses acoustique et électrique de Bruno Chevillon, la batterie d’Eric Echampard, le piano, le Fender Rhodes et le clavinet d’Antonin Rayon, actif claviériste de la jeune scène française [1]. Un autre homme de claviers, Paul Brousseau, dont on a salué en 2008 l’impressionnant premier disque en leader avec Kolkhöze Printanium, Kolkhoznitsa Vol. 1, y joue de différentes machines et y apporte sons de synthèse et samples. Et ce n’est pas tout, en matière d’instruments harmoniques, puisque le percussionniste nîmois Tom Gareil y frappe de ses mailloches vibraphone et marimba. Tout big band qui se respecte possède évidemment une confortable section de soufflants. C’est le cas ici avec le saxophoniste alto et soprano Mathieu Metzger membre du nouvel ONJ mené par Daniel Yvinec, Hugues Mayot qui joue du ténor et du baryton, Yann Lecollaire, flûte et clarinettes, Pascal Gachet, trompette, bugle et trompette basse, et le trombone de Jean Lucas.

Pour autant, Marc Ducret, on le sait, est un fantastique improvisateur, un artiste qui donne son meilleur en scène. C’est une des raisons qui lui valent tant de fans, si enthousiastes. Ses concerts sont des apocalypses énergétiques qui provoquent l’extase. On pense aux concerts de Big Satan avec Tim Berne, mais aussi, bien sûr, au trio qu’il forme avec Bruno Chevillon et Eric Echampard, formation « culte » s’il en est, créée en 1996, dont on retrouve l’énergie inépuisable, créative, éruptive avec le Sens de la Marche. Il est amusant de constater que « LE » grand ensemble, le MegaOctet d’Andy Emler, est aussi constitué autour d’un trio-noyau, celui que son leader forme avec Claude Tchamitchian et… Eric Echampard (comme par hasard !). Il y aurait d’ailleurs plus d’un parallèle à tracer entre ces deux grandes formations également bâties autour d’un trio dont le leader propose des compositions soumises aux influences du rock et de la musique contemporaine, infusées d’énergie, de joie de jouer, et surtout illustrant une conception de la direction d’un grand ensemble qui fait la part belle à la liberté des musiciens, alors que souvent la liberté diminue quand la taille de l’orchestre augmente.

Mais en dépit de cette parenté, l’écoute de l’album révèle deux esthétiques bien différentes. « Total Machine », la première composition, est à notre goût le sommet de l’album, même si le long dernier morceau « Nouvelles nouvelles du front » en est la plage la plus impressionnante. Les musiciens entrent en scène un par un : un Fender distordu, une trompette à la sourdine coassante, une guitare électrique surgissante et anguleuse, du pur Ducret à l’instinct rythmique toujours aussi saisissant. Les couleurs s’ajoutent par touches au fil des entrées. Dès les premières minutes, on reconnaît les ruptures brutales, les ponctuations inattendues (le marimba de Tom Gareil), le goût pour les ostinatos rythmiques et certaines notes tenues qui sont des marqueurs du style Ducret. Malgré la richesse du tissu – en quelques minutes on passe du son cuivré d’un big band à l’ancienne à un scintillement de percussions dignes d’un gamelan - la ligne générale n’est jamais estompée, ce qui permet à la musique de conserver son élan.

« Tapage » est le lieu d’un conflit entre une sorte d’hymne scandé à l’unisson et le tumulte d’une section rythmique musculeuse et survoltée, le vibraphone tentant de se faire sa place dans ce… tapage ! La liberté accordée aux musiciens y éclate, avec parfois un parfum de free digne d’un loft new-yorkais des années 1970 (qu’on y écoute gambader le tromboniste Jean Lucas). Surprise là encore avec une rupture brutale de climat, de tempo sous la forme d’un tic-tac speedé de la guitare et des percussions ouvrant sur les plaintes déchirantes des cuivres qui concluent ce morceau déjanté ! L’oreille n’a pas le temps de se remettre que « Le menteur de l’annexe » apporte lui aussi son lot de surprises : c’est un climat de composition classique, une fugue faisant une fois de plus entrer progressivement différentes voix : valeurs longues, climat étiré jusqu’à ce que la guitare saturée et distordue fasse entendre quelques accords sinistres pour un énième changement d’atmosphère : amateurs de confort moderne, passez votre chemin. Marc Ducret et ses hommes vous bousculeront !

On connaissait les musiques planantes, mais avec « Aquatique » on avons une musique flottante qui doit beaucoup aux samples et met en valeur l’exceptionnelle variété de couleurs que permet cet orchestre, le talent de ses musiciens et la science du compositeur. Un morceau lent est toujours plus difficile à réussir. Ce morceau y parvient car il soutient l’intérêt avec la même intensité que les morceaux énergétiques qui précèdent. Car tout au long de ce disque on est empoigné par l’énergie, la force d’une musique qui sert de rampe de lancement à des interventions solistes courtes mais pêchues, comme celle du saxophoniste Hugues Mayot sur la dernière plage, « Nouvelles nouvelles du front », dernières notes jamais émises par le Sens de la marche, passionnante suite aux ambiances multiples qui à elle seule contient l’histoire et la musique de ce groupe, son groove, sa modernité électrique, la présence de thèmes qui, s’ils ne se mémorisent pas immédiatement, finissent par s’ancrer insidieusement dans l’esprit au fil des écoutes. On y est frappé aussi par la profusion des textures qui doit beaucoup à l’instrumentation, très originale, aux interventions discrètes mais appropriées de Tom Gareil et des deux claviéristes et de leur arsenal, Antonin Rayon et Paul Brousseau - ce dernier usant parcimonieusement mais précieusement de sons de synthèse ou de samples.

Stéphane Berland et Marc Ducret, les deux producteurs, auraient pu, crise oblige, « jouer petit bras » et nous proposer un objet économique ; ils joignent le bon goût à la générosité en nous offrant un objet au dessin soigné, orné de belles photos de Cécil Mathieu. Sur le disque lui-même est imprimé un extrait des Lectures On Literature de Vladimir Nabokov où est évoqué le mystère de la création artistique. Et si nous accordons à ce disque notre label « ELU », ce n’est pas pour pousser nos lecteurs à encourager une sympathique aventure humaine et artistique, mais bien parce que nous tenons là une musique puissante, originale, riche, qui procurera à ses auditeurs un plaisir qui ne fera que grandir au fil des écoutes.

par Laurent Poiget // Publié le 13 avril 2009
P.-S. :

Extrait vidéo

[1Qui avait déjà collaboré avec Ducret au sein de son projet mêlant littérature et musique, Un sang d’encre, et plus récemment entendu au sein du trio d’Alexandra Grimal.