Tribune

Tim Berne et le serpent à l’huile

Petite approche analytique de l’univers de Tim Berne et son Snakeoil.


En désormais une grosse décennie d’existence et cinq disques studio (et trois live) à son actif, le groupe Snakeoil que dirige le saxophoniste new-yorkais Tim Berne permet d’exposer de manière souple et dynamique les conceptions radicales de son leader. Aussi batailleur qu’il a pu l’être par le passé, le saxophoniste fait, en effet, tourner la formation à plein régime et ouvre les voies à une conception élargie de l’art musical.

Depuis la création de Snakeoil (les enregistrements d’un live paru récemment sur le label Intakt remontent à 2009 et 2010), le line-up, qui réunit quatre musiciens d’envergure et quelques invités choisis, n’a pas bougé d’un iota. Il est à parier que le départ d’un de ses membres marquerait la fin de l’aventure, tant Snakeoil fonctionne aujourd’hui, et depuis toujours, sur les personnalités qui le composent. La rythmique est assurée par la batterie et les percussions de Ches Smith et le piano puissant de Matt Mitchell tandis que, côté soufflants, la clarinette d’Oscar Noriega vient s’accoquiner, sans faire doublon, à l’alto de Tim Berne. Les musiciens prennent à charge les fonctions attendues dans un groupe venu du jazz mais les tordent, les pervertissent, les dépassent même à de nombreux endroits pour en extraire un propos qui circonscrit un langage personnel.

En faisant le choix de se débarrasser de la basse, Tim Berne oblige les musiciens à prendre position vis-à-vis de sa fonction. Non pas en se répartissant les différents paramètres qu’elle aurait pu tenir, mais en faisant tout simplement éclater son rôle. La basse est, en effet, un élément fondamental qui assure, en quelque sorte, l’assise des fondations de l’édifice. Son absence rend la constructions instable et devient, de fait, le meilleur moyen de stimuler les musiciens pour trouver de nouvelles stratégies et les pousser à des actes tremblés. Et, en l’occurrence, ces tremblements ont plus à voir avec les secousses sismiques qu’avec l’hésitation.

Car s’il est une caractéristique immédiatement perceptible dès lors qu’on plonge dans la discographie de ce groupe majuscule, c’est bien cette quête jamais pleinement assouvie du plus haut degré d’intensité. Ce qui n’avait, d’ailleurs, pas laissé de surprendre lorsque Berne est arrivé sur ECM (chez qui il a tout de même signé quatre disques sur sept). Rien ici ne fait dans le lénifiant et même les moments d’accalmie sont encore bien tourmentés et fortement capiteux.

Berne n’a jamais fait dans la bluette. Avec Snakeoil, il se radicalise encore : le chant qu’il déploie est porté par une manière puissante de l’exprimer. La large utilisation, notamment, de percussions (impressionnant Ches Smith qui joue de la batterie, de la timbale et du xylophone sur des registres, à chaque fois, porteurs d’un sens supplémentaire) maintient le jeu dans le feu nourri d’une rythmique puissante. Il crée un périmètre sonore qui déborde largement de celui attendu, d’autant mieux qu’il se superpose et/ou se juxtapose à celui de Matt Mitchell au piano,

Accolé aux frappes du batteur, le pianiste tient, en effet, une place centrale : il est le pivot du quartet. Porte d’entrée des compositions par son ubiquité fonctionnelle (de manière mobile, il cumule les double sens, à la fois rythmique et harmonique), il est le grand organisateur qui canalise les énergies. Par la surenchère de son jeu, il fait baigner la musique dans le superfétatoire et ajoute du bouillonnement aux agitations de la batterie en faisant le lien vers le travail des soufflants.

Au-dessus, ou plutôt au cœur de cette épaisse bruyance, le clarinettiste et le saxophoniste se déchaînent tour à tour avec des effets cumulés qui n’annulent pas leur vertu individuelle. La clarinette d’Oscar Noriega, au timbre inévitablement boisé, joue de vitesse, grimpe et dévale les gammes dans une virtuosité gouailleuse qui salit, à dessein, la noblesse de l’instrument, le rendant plus incisif. De son côté, le leader n’en est pas vraiment un. Il n’entend pas que ses partenaires lui déroulent le tapis rouge pour qu’il s’exprime en prince. Il mêle son jeu à celui de son collègue et se positionne, quant à lui, sur une approche acide et insistante dans laquelle les grands intervalles accaparent l’oreille autant qu’ils l’épuisent. Leur association contrastée participe des remous et aliment le goût pour les oxymores de l’esthétique de Tim Berne.

Pour terminer enfin sur la pâte sonore qui est la sienne, parlons des trois invités réguliers qui participent de cette aventure. Ryan Ferreira, Marc Ducret et David Torn sont tous trois guitaristes électriques. Ce détail n’en est pas vraiment un. Les deux premiers sont directement intégrés au groupe tandis que le troisième se charge de la production (la manière de mixer les différentes parties). Ils ont, bien sûr, chacun une touche personnelle mais ils apportent tous une couleur supplémentaire qui n’est pas un habillage gratuit - bien au contraire. Par leur maîtrise de l’électricité et des sons tenus, ils participent à l’épaisseur d’un ensemble qui a, de fait, à voir avec la dynamique du meilleur du rock. Générant une tension puissante, ils créent un aura supérieure, plus dense, plus épaisse qui ajoute un tonus additionnel faisant le liant entre les différentes voix de la formation.

Cependant, une fois dressé le profil sonore du groupe, et même si cette matière tient une grande importance, il faut rappeler que Tim Berne n’est pas un adepte d’un free total. Les déchaînements qu’il aime déclencher trouvent leur place dans une organisation compositionnelle savamment construite qui joue notamment des combinaisons pour générer des effets de dramaturgie et de la répétition pour imposer son propos.

Au travers des disques de Snakeoil, on assiste, au sein même des morceaux, à des configurations en duo, trio, quartet (guitare/piano, clarinette/batterie, etc.) qui peuvent paraître secondaires lors d’une écoute superficielle, tant l’ensemble conserve une urgence permanente. Pourtant, ces assemblages qui déconstruisent l’ensemble, même s’ils sont le moyen de mettre en variation les masses sonores, ne constituent aucunement une modulation annexe de la thématique initiale.

Ils sont au contraire une jonction forte et nécessaire entre un propos commun qui les précède et un retour au collectif qui les suit : un canal de transformation ou, pour être plus juste, d’intensification. Ainsi, ce n’est pas le retour à l’orchestre en son entier qui crée un effet de relance générale mais l’aboutissement du travail acharné du duo, trio, quartet qui galvanise le groupe à nouveau réuni et permet au morceau de suivre sa progression ascensionnelle. De l’art de la réduction pour décupler la puissance du collectif !

Autre point du travail de construction : sans en faire une règle intangible, nombreux sont les titres qui s’appuient sur des cellules itératives longuement martelées. A la suite de ces assemblages que nous venons d’évoquer, la formation débouche souvent sur des basses puissantes et profondes, battues par Mitchell (qui retrouve là la fonction du bassiste comme centre d’appui). Elles rappellent la thématique première et, dans le même temps, resserrent le propos. Impossible de s’égailler pour les membres du groupe, tout le monde est aligné, tendu vers le même objectif. Et ces états d’intensité, qui enclenchent souvent des phénomènes d’accélération, conduisent la composition dans une dimension nouvelle sans l’achever pour autant.

Car une des forces de la dramaturgie de Tim Berne est de jouer d’une manière nouvelle avec le temps. Par une utilisation de l’excès, d’abord, il met l’oreille en lutte et l’oblige à trouver un chemin dans une jungle timbrale qui détourne l’attention du déroulé général et de sa finalité. Par un usage, ensuite, de périodes étirées qui semblent n’ouvrir sur rien, tellement étirées qu’elles semblent même ne pas évoluer, il plonge l’auditeur dans une torpeur tourbillonnante qui l’étourdit et le laisse sur le pavé. Une fois à terre, enfin, plutôt que de nous y laisser, il nous relève et nous emporte avec lui dans des phrases en spirale qui s’avancent obstinément et peuvent tourner inlassablement, réactivant une mécanique qui paraît ne pas avoir de fin (les compositions de Snakeoil dépassent facilement les dix minutes, certaines s’engageant gaillardement au-delà des vingt).

A force de désorientation et par une telle mise en œuvre de la compacité sonore, Tim Berne induit un rapport original au temps musical. Cherchant à investir la moindre de ses composantes, il se place dans une approche qui a moins avoir avec son usage qu’avec son usure. Une concentré pareil se heurte à l’écoulement qui est censé être une de ses propriétés, finissant par l’abîmer au bénéfice de l’édifice sonore érigé pour le faire disparaître. Avec Snakeoil, Tim Berne réussit ce tour de force de transformer le mouvement en état.

par Nicolas Dourlhès // Publié le 5 décembre 2021
P.-S. :

Tim Berne (+ Oscar Noriega / Matt Mitchell / Ches Smith), Snakeoil, ECM, 2012
Tim Berne’s Snakeoil, Shadow Man, ECM, 2013
Tim Berne’s Snakeoil (avec Ryan Ferreira), You’ve Bee Watching Me, ECM, 2015
Tim Berne’s Snakeoil (avec Ryan Ferreira), Incidentals, ECM, 2017
Tim Berne’s Snakeoil (avec Marc Ducret), The Fantastic Mrs. 10, Intakt, 2020

Les enregistrements live :
Tim Berne’s Snakeoil, Anguis Oleum, Screwgun Records, 2016
Tim Berne’s Snakeoil, The Tower Tapes #1 : Tim Berne’s Snakeoil
, Jazz Club Ferrara, 2020 (enregistré en 2017)
Tim Berne’s Snakeoil, The Deceptive 4 - live, Intakt, 2020 (enregistrés en 2009 et2010)