Scènes

Uzeste, mâtin quel grand soir !

40 ans d’Hestejada de Las Arts !


C’est toujours avec une certaine jubilation que le chroniqueur atteint la bourgade Sud-Girondine. Surtout après être passé par l’usine à spectacles gersoise de Marciac, l’Hestejada de las Arts parrainée par l’inénarrable Bernard Lubat est bien ce Grand Soir jazzistique tant espéré.
Au village, sans prétention, les stands associatifs du Groupe Français d’Education Nouvelle côtoient ceux de Radio Uz, animée par l’intarissable camarade Jaime Chao, ou bien celui du plasticien Jacky Liégeois, formidable peintre et fantastique sculpteur-modeleur briseur d’icônes (le réalisme socialiste n’étant plus à l’ordre du jour). Sans oublier la buvette… pardon, la cabane de la CGT.

12 août, 15h. Cabane CGT – manifeste
Que viva la Chévolution : Conférence de Jean Ortiz d’après son livre (« Vive le Che ! », préface de Serge Pey) avec des chansons de Che Guevara interprétées par Thomas Jimenez (du groupe El Comunero)

Uz, c’est bien évidemment un foyer (un foco en langage guévariste) insurrectionnel. Bonne idée de convier à l’heure de la sieste le camarade historien palois, spécialiste de la guerre d’Espagne, avec le compagnon musicien libertaire Thomas Jimenez pour l’habillage musical. Dans la moiteur de l’été aquitain, l’instant était digne des plus beaux barouds de la guérilla castriste dans la Sierra Madre cubaine.


12 août, 18h. Patio l’Estaminet – Rencontre-dédicace
Musique et sociologie à vivre : Politiques d’UZ.
Bernard Lubat, Julie Denouël, Fabien Granjon

Il faut bien de la persévérance pour suivre les élucubrations de Bernard Lubat dans la cour de l’Estaminet. Il est ici chez lui et nous le fait bien sentir lors de la conférence d’introduction de ce qu’il conviendrait d’appeler un non-festival. Révolutionnaire, il l’est jusque dans le refus de séparer vie privée et vie publique finalement. Avec deux sociologues qui ont passé l’esprit d’Uz au crible de leur regard critique, l’a-musicien, comme il aime à se définir, se veut plus œuvrier que jamais. Car oeuvrier est le concept de l’année, développé tant dans le programme de l’Hestejada que dans le premier numéro des brochures « Politique d’Uz », « Politiques de la culture », que le commissaire du peuple local commente aux côtés de ses auteurs.

Julie Denouël et Fabien Granjon se livrent à un exercice de vulgarisation scientifique des plus pertinents, montrant somme toute que l’esprit d’Uzeste s’oppose à toute féodalisation du jazz. Par-delà même la méthode de l’observation participante dont leur illustre prédécesseur Howard S. Becker s’était fait le chantre, notamment dans ses études sur les musiciens de « danse » et sur le répertoire du jazz (il est lui-même un pianiste émérite), les deux scientifiques proposent une approche émancipatrice des plus fidèles à l’universel jazzistique.

graffiti sur le mur des wc de l’Estaminet

Lorsque Bernard prend la parole, c’est à un numéro de haute voltige qu’assistent les « festivaliers » conquis : « Pour rester incompris, il faut vraiment faire des efforts ». Et de dénoncer en vrac le « jazz congelé », le « besoin de têtes d’affiches » car « ici, nous on affiche nos têtes ». En vrac : « On n’a pas fait grand-chose. Il s’agit pour nous de faire pire » ; « pour faire les marioles, on a sucré le chapiteau ».
Il va de soi que le camarade Lubat est un indécrottable marxiste, citant Engels : « La vérité du gâteau est dans le fait qu’il soit mangé ». Louée soit pourtant sa rencontre avec Edouard Glissant, qui, avoue-t-il, l’a conduit à proposer dans ses ateliers des axes de travail fondés sur l’indépendance des membres (batteur il est, batteur il restera) ET l’imaginaire. Mais « Les musiciens de jazz, on est d’une mauvaise foi exemplaire ».

Et d’avouer : « Un jour un psy est venu à Uzeste ; moi j’étais sur le divan et je ne disais rien et là il est devenu fou : il parlait de lui. Une sorte de renversement dialectique. » Finalement, « quand on improvise, il ne faut plus croire » car « nous sommes à l’imparfait du subjectif ». Si d’aucuns s’aventurent à demander en quoi l’expérience uzestoise aurait quelque particularité occitane, il prévient : « Il n’y a pas d’identité culturelle ». Et lorsque le chroniqueur ose lui demander si son bouquin swingue, il ne peut que répondre vertement : « Si tu veux du swing, va donc à Marciac » !


14 août, 17h. Théâtre amusicien l’Estaminet – ciné concert Le grand cinémot
André Minvielle (musique) Jean-François Cazeaux (texte) Cinéma-musique-littérature.

Pourtant, lors de son « ciné-club à l’envers » avec le philosophe Jean-François Cazeaux, André Minvielle devait méchamment swinguer, que ce soit au cajón, au sac plastique, au sampleur (et sans reproche pourrait-on dire) ou à sa fameuse « minvielle à roue ». Sans parler de son flow/flot qui, loin de flotter au sens de Georges Devereux, crée une effervescence collective digne d’un rituel archaïque (car il faut savoir être durkheimien dans cet antre du marxisme).

De la pulsation ternaire, il y en a jusque dans « Toni » de Jean Renoir, en passant par Jean Rouch (ainsi de ce personnage d’un film ethnologique qui déclare « je suis venu apprendre le charleston, la danse traditionnelle des blancs »… du blackface inversé) et Laurel & Hardy. Le public scatte avec le vocalchimiste qui propose un exercice en « photomatonomatopées ».
Ainsi de la lettre O pendant que défilent à l’écran quelques plans de « Victor ou l’Enfant Sauvage » (Truffaut, 1964). Mais où le Palois va-t-il puiser une telle énergie ? Lorsqu’il attaque son « Bo Vélo de Babel », il se permet même de citer « Blue Moon » ou « Carmen », balançant une voix d’Inuit inouïe (on sait son appétence pour le chant diphonique), sans être chamane pour autant car ici, on l’aura compris, on est en terre matérialiste dialectique. Dans cet ordre d’idées, le jeu de Questions/Réponses sur le manifeste « Barataclau » (« fermé à clé » en occitan) relève bien et du blues et de la dialectique (et vice-versa, sinon la boucle dialectique ne serait pas complète ce qui, pour le moins, vaudrait quelques années de goulag).

marxisons un peu

17 août, 21h. Parc Seguin – concert
Jazzmosphère… suite
Coltrane Jubilé Quartet
Thomas Bercy (piano, compositions, arrangements) Maxime Berton (saxophones ténor et soprano) Jonathan Hedeline (contrebasse)
Gaétan Diaz (batterie)

Rien ne manquait dans la prestation du collectif sud-girondin. Surtout pas le swing, n’en déplaise au comandante Lubat ! Les compositions originales s’inscrivent dans l’univers du « souffleur suprême » sans que les musiciens aient à rougir de quelque comparaison que ce soit puisqu’il s’agit de créations originales, jusque dans le titre « Ballade pour Oliver » qui, avoue le pianiste, était basé sur un projet de réécriture de « Giant Steps » en big band. C’est que ce Thomas Bercy, il vous balance trois blue notes au piano et c’est tout le public qui est propulsé au-delà des cimes du somptueux airial [1] où se déroule le concert. Bien évidemment l’esprit d’un McCoy Tyner irrigue le jeu du pianiste. Et si, à la contrebasse, Jonathan Edeline fait montre d’un sens du métier plus que solide, c’est dans l’axe saxophone ténor/batterie que l’on retrouve les coltranismes les plus pertinents sans être caricaturaux. Sortez de ces corps, John et Elvin !

par Laurent Dussutour // Publié le 20 mai 2018
P.-S. :

Il va de soi que le chroniqueur n’a pas assisté à l’ensemble des trop riches (le marxisme n’étant pas un misérabilisme) propositions de la quarantième Hestejada de Los Arts. Mais puissent ces brefs commentaires en restituer quelque dialectique !
Faire un tour à Uzeste, c’est toujours une révolution.

[1un airial est, dans le massif forestier landais, une clairière destinée à quelque usage agricole autre que forestier.