Scènes

Henri Texier, maître enchanteur

Nancy Jazz Pulsations – Chronique 8 – Vendredi 19 octobre 2018, Théâtre de la Manufacture – Synoptik 4tet / Henri Texier « Sand Quartet ».


© Jacky Joannès

Pour la deuxième fois consécutive, le Théâtre de la Manufacture est complet. Il faut dire qu’après Rhoda Scott, c’est une autre légende vivante du jazz qui va entrer en scène. Le contrebassiste Henri Texier vient abolir les frontières du temps avec son Sand Quintet.

Avant de revenir sur la prestation de celui qui sera le grand monsieur de la soirée, j’aimerais dire quelques mots au sujet du Synoptik 4tet, qui s’est produit en première partie de soirée. Voilà une formation récente (sa création date de 2018) qui a montré d’évidentes qualités et un réel sens de la mise en place. On peut par ailleurs se réjouir que NJP ait choisi d’offrir à ce groupe issu de la scène Lorraine l’occasion de faire montre de ses qualités.

Nicolas Gegout (Synoptik 4tet) © Jacky Joannès

Créé par le saxophoniste Nicolas Gegout et le vibraphoniste Yragaël Unfer, qui composent le répertoire du groupe, Synpotik brasse diverses influences parmi lesquelles on pourra citer Wayne Shorter, Chick Corea ou Steve Reich. Voilà un quartet qui, pour nouveau et en devenir qu’il soit, sait retenir l’attention par le soin apporté au travail d’écriture et par l’implication de ses musiciens. À cet égard, et sans oublier le travail fourni par Julien Moneret (contrebasse) et Adrien Legay (batterie), Nicolas Gegout – très heureux de cette exposition devant un public nombreux – retient toute l’attention et attire les regards : surmontant une émotion à peine dissimulée, le jeune saxophoniste a su faire entendre sa propre vibration et offrir aux spectateurs un jeu passant par le prisme d’un réel engagement physique. Preuve qu’au-delà des considérations techniques et des influences revendiquées, la dimension charnelle de sa performance est primordiale. Et c’est bien là tout ce qu’on cherche quand on va à la rencontre de la musique vivante. Gardons un œil sur lui dans les temps à venir…

c’est la confrontation vivante avec un collectif d’une extrême densité qui crée l’émotion

Dans ma chronique de Sand Woman, le dernier disque d’Henri Texier, je citais Nicolas Boileau : « Hâtez-vous lentement et sans perdre courage / Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage / Polissez-le sans cesse et le repolissez / Ajoutez quelquefois et souvent effacez ». Car dans ce disque, entouré d’une formation renouvelée, le contrebassiste a choisi de « remettre sur le métier » d’anciennes compositions mêlées à de nouvelles. Comme s’il s’agissait d’abolir les frontières du temps et de nous signifier que sa musique n’est jamais « finie ». Elle est une matière organique, aux couleurs changeantes mais toujours mise en mouvement par la même pulsion. Une force héritée du blues (Texier aime se définir d’abord comme un bluesman) et d’une forme de révolte face aux violences de notre monde dont l’homme ne cesse de brutaliser les beautés.

Henri Texier @ Jacky Joannès

Avec son Sand Quintet, Henri Texier va interpréter l’intégralité de Sand Woman, en y glissant une reprise jouée pour la première fois ce soir : c’est « Berbère », qu’on avait découvert en 2005 sur African Flashback, le dernier épisode des aventures africaines du trio Romano Sclavis Texier. Le spectacle offert par le groupe est de ceux qui vous coupent le souffle. Non qu’il constitue une surprise, car les connaisseurs de cette musique savent en général de quoi il va retourner, tant la musique chant du contrebassiste est identifiable aux premières notes. Mais à chaque fois, c’est la confrontation vivante avec un collectif d’une extrême densité qui crée l’émotion. Si la facture est finalement assez classique (exposition du thème, solos, reprise du thème), elle est ici transcendée par la force intérieure qui donne vie à chacune des interventions individuelles. La guitare électrique de Manu Codjia multiplie ses couleurs très spatiales, de la caresse à la brûlure. Ce musicien travaille avec Henri Texier depuis de longues années, il est sans le moindre doute l’un des plus inventifs guitaristes de la scène jazz actuelle, et dont la sonorité n’aime rien tant que d’aborder les rivages du rock [1].

Devenu de fait le plus ancien compagnon de route du contrebassiste, son fils Sébastien Texier s’échappe en chaudes envolées, lyriques et virevoltantes, au saxophone alto (mais aussi à la clarinette alto). Sa virtuosité n’efface jamais la chaleur de son propos. Nouveau venu (Henri Texier l’a découvert à la faveur d’un concert improvisé aux côtés d’Aldo Romano), le saxophoniste Vincent Le Quang semble se consumer à chacune de ses prises de parole, au ténor comme au soprano. On retient son souffle à chacune de ses interventions ; c’est un grand, assurément. Enfin, l’autre jeune du groupe est le batteur Gautier Garrigue qui a impressionné le public durant tout le concert : son jeu, alliance parfaite de puissance et de souplesse, fournit à Henri Texier une pulsation idéale. De surcroît, Garrigue fait partie de ces batteurs capables de raconter une histoire durant un chorus, ils ne sont pas si nombreux dans ce cas.

Quant au maître de cérémonie, qu’ajouter de plus à son sujet qui n’ait déjà été dit ? Henri Texier, musicien charismatique, habité d’un chant profond, impulsant à sa musique une force peu commune, vivant chaque note comme une offrande, entouré de partenaires qu’il sait magnifier… Nancy Jazz Pulsations aura vécu grâce à lui une splendide leçon de jazz sous haute tension.

Une musique humaniste, comme dans un seul souffle. Chapeau bas, monsieur Henri !

par Denis Desassis // Publié le 20 octobre 2018
P.-S. :

Sur scène

  • Synoptik 4tet : Nicolas Gegout (saxophones soprano et ténor, flûte), Yragaël Unfer (vibraphone), Julien Moneret (contrebasse), Adrien Legay (batterie).
  • Henri Texier Sand Quintet : Henri Texier (contrebasse), Manu Codjia (guitare), Sébastien Texier (saxophone alto, clarinette), Vincent Le Quang (saxophones ténor et soprano), Gautier Garrigue (batterie).

Sur la platine

[1On peut, entre autres expériences, admirer son travail au sein du Sfumato d’Émile Parisien.