Chronique

Das Kapital

Vive la France

Daniel Erdmann (ts, ss), Hasse Poulsen (g), Edward Perraud (dms).

Label / Distribution : Label Bleu

« On dit que le rock est mort. On dit que le jazz l’est aussi. On a enterré le socialisme. La liberté a été sécurisée. 68 est en retraite. On nous ordonne de nous divertir. On nous impose d’avoir peur et de se méfier d’autrui. Enfin, ce n’est pas vraiment notre genre. » Telle est la note d’intention de Vive la France, le nouveau disque de Das Kapital, trio multinational emmené par Daniel Erdmann (saxophone), Hasse Poulsen (guitare) et Edward Perraud (batterie, électronique).

Vive la France, donc... Sacré titre et vaste programme, doublé d’un clin d’œil visuel typique de l’humour décalé du groupe : le CD montre trois astronautes – en l’occurrence, il faudrait parler de spationautes – plantant le drapeau bleu - blanc - rouge sur le sol de la Lune. Et lorsqu’on ouvre la jaquette, on est accueilli par De Gaulle-Erdmann, Napoléon-Perraud et Louis XIV-Poulsen… Serait-ce là un nouveau livre d’histoire pour ces musiciens dont la renommée s’était faite voici plus de dix ans maintenant autour d’une relecture de la musique de Hanns Eisler, compositeur prolifique, auteur notamment de l’hymne national de la RDA ? Va savoir… Quoi qu’il en soit, le trio assume une forme de dérision associée à la volonté d’écrire sa musique en la fondant sur un patrimoine. Il faut comprendre ce mot dans son acception la plus large. On pourrait s’étonner en effet que Das Kapital aligne sur sa table de travail, sans distinction de classe, des œuvres signées Maurice Ravel (« Pavane pour une infante défunte »), Erik Satie (« Gymnopédie »), Jean-Baptiste Lully (« Marche pour la cérémonie des Turcs ») ou Georges Bizet (« L’Arlésienne ») avec d’autres que d’aucuns qualifieront de mineures. Comme cette pénible rengaine nommée « Born To Be Alive », qui aura fait souffrir nos oreilles à la fin des années 70 ; ou « Comme d’habitude » et son texte pleurnichard. La chanson française est d’ailleurs en très bonne place dans ce disque, avec des reprises du répertoire de Barbara (« Ma plus belle histoire d’amour »), Georges Brassens (« Le temps ne fait rien à l’affaire »), Jacques Brel (« Ne me quitte pas ») ou Charles Trénet (« La mer »). Un patrimoine donc, pour raconter une certaine histoire de France.

Vive la France serait-il moins revendicatif d’un point de vue politique que ses prédécesseurs en ce qu’il semble taquiner l’esprit cocardier de l’Hexagone ? Fausse piste : au bout du compte, on s’aperçoit que Das Kapital élabore son langage à partir de la diversité, plus qu’il n’oppose des musiques hétéroclites. Ce qu’explique Hasse Poulsen : « Oui, nous voulons être rassembleurs et consensuels. Pas dans le sens intolérant et exclusif auquel on associe souvent ces deux mots. Au contraire : tout le monde doit pouvoir trouver sa place en France et dans le monde, même ceux qui ont des habitudes insupportables. Vive la France signifie réellement : vive la multitude, vive la collectivité des individus. Si nous sommes fiers de la France, ce n’est pas parce que c’est le meilleur pays du monde, mais parce que c’est là que nous habitons, c’est là où nous avons choisi de vivre, et c’est un pays et un peuple auquel on souhaite un avenir heureux. Comme dans le pays du jazz, chacun devrait pouvoir choisir d’appartenir à la France. Je pense que le pays doit être fier d’abriter en même temps des gens portant des vestes de sécurité routière et des administrateurs de haut niveau. Il doit y avoir une bonne place pour tous. C’est ça, vivre. Donc vive la France ! ». Au sujet de la reprise de « Comme d’habitude », la chanson de Claude François, le guitariste ajoute : « Même si les paroles françaises de Claude François ne sont pas de très haut niveau, les paroles en anglais de Paul Anka sont magnifiques. C’est un manifeste : « I dit it my way, je l’ai fait à ma manière ». J’adore vraiment ces paroles et le développement de la mélodie ».

On retrouve ici dans une mise en place sobre ce qui fait la signature du groupe : le saxophone y est un brin crooner, un qualificatif que Daniel Erdmann lui-même revendique ; la guitare de Hasse Poulsen, acoustique la plupart du temps, est très vite buissonnière, prête aux bifurcations et aux échappées free, trouvant du côté d’Edward Perraud une complicité aux accents libertaires. La reconstruction de « Comme d’habitude » est exemplaire : une fois passées les premières notes égrenées par la guitare sur les motifs cycliques du saxophone ténor, Das Kapital va tout de suite voir ailleurs ; le trio quitte l’asphalte trop lisse pour cheminer sur un sentier plus escarpé et découvrir des paysages qu’on ne soupçonnait pas. De l’écoute répétée du disque émane un apaisement, une sensation de force tranquille. Parfois secouée d’un frisson électrique, le temps d’un blues noueux, tel celui qui transcende ce « Born To Be Alive » qu’on avait jusque-là plutôt envie de maintenir à distance.

Das Kapital est finalement porteur d’un message d’union bien plus que d’une volonté de raillerie. On hésitera à qualifier Vive la France de disque consensuel parce qu’il pourrait être soupçonné de mièvrerie, bien loin de ses incandescences suggérées. Disons les choses en toute simplicité : Daniel Erdmann, Hasse Poulsen et Edward Perraud, sous leurs airs de garnements, sont des amoureux de la musique, de toutes les musiques.