Entretien

Nduduzo Makhathini, l’esprit n’goma

Entretien avec le pianiste sud-africain Nduduzo Makhathini à Marseille.

Nduduzo Makhathini Quartet, Marseille © Clara Lafuente

À trente-quatre ans, Nduduzo Makhathini est désormais établi au firmament du jazz mondial par son art consommé de la transmission de sa culture zoulou originelle. Pianiste, chanteur, compositeur, chef d’orchestre, enseignant et plus encore, il déploie une musique dont la force émotionnelle conquiert les publics sur tous les continents. Son dernier album, « In The Spirit of Ntu » est un édifice baroque aux couleurs d’une « rainbow country » qui serait devenue universelle. Il en livrait des morceaux lors de ses concerts à la tête d’un quartet inédit.

Nduduzo Makhathini à Marseille © Clara Lafuente

- Comment se déroule votre tournée européenne ?

C’est une célébration des cultures, ne serait-ce que par la composition du groupe. Avec un batteur cubain, Francisco Mela, un saxophoniste américain, Logan Richardson, et deux Sud-Africains, le contrebassiste Zwelakhe Duma Bell Le Père et moi-même, c’est une histoire transatlantique. Les déplacements à partir d’origines si différentes, dans des lieux divers, impliquent des déplacements de langages, notamment musicaux. Ce sont de nouvelles rencontres spirituelles à chaque fois. Je ne peux m’empêcher de penser au déplacement tragiquement fondateur que fut la traite négrière : les esclaves déportés furent contraints d’oublier ce qui faisait leur culture. Quelque chose de magique s’est néanmoins produit : la musique, qui est la mémoire du continent dont ils venaient. Et maintenant, quand on réfléchit à ce lien entre l’Afrique et l’Amérique, nous sommes toujours les héritiers de ce déplacement, en particulier parce que, musicalement, on utilise toujours la gamme pentatonique que les anciens esclaves avaient emmenée avec eux. J’aime à penser que notre tournée s’inscrit, modestement, dans cette histoire de mémoire collective. Certes, on ne peut pas corriger les brutalités du passé mais il me semble que les publics européens sont très ouverts à la réception de notre message. Les barrières raciales existent certes, mais à travers mes tournées en Europe, je suis certain que l’on peut trouver les voies d’un dialogue des consciences, ne serait-ce qu’en se voyant de personne à personne. Dans ma langue maternelle, on dit « sambona », ce qui signifie « Je te vois ». Par-delà le colonialisme, l’apartheid, le racisme je crois qu’il est possible de proposer des « plurivers » qui respecteraient nos diversités, plutôt qu’un seul univers qui serait soumis aux lois d’une globalité.

- Au-delàde la spiritualité, y a-t-il une invitation à la danse dans votre musique ?

Dans les communautés africaines, en particulier dans la zone d’expression bantou, on ne sépare pas la musique des autres expressions du quotidien. On parle de « N’goma » : c’est ce qui correspondrait à la musique mais c’est aussi la danse, le souffle, les connaissances prophétiques, la vérité… Lorsqu’une personne parle de « N’goma », ce sont toutes ces choses à la fois. Mon dernier album, « In the Spirit of Ntu », parle de cette totalité qui m’imprègne dans mon travail musical : je suis constamment immergé dans le savoir spirituel. Fondamentalement, je suis un improvisateur, dans l’ici et maintenant. Improviser c’est pour nous ouvrir d’autres mondes. Nous croyons que la musique est un héritage de nos ancêtres et improviser c’est une manière d’être encore possédés par leurs esprits, de leur rendre hommage en les ayant avec nous.

Improviser c’est ouvrir d’autres mondes

- Comment intégrez-vous vos racines culturelles dans votre jeu de piano ?

J’ai commencé le piano quand j’avais dix-sept ans, assez tard donc. En même temps que le jazz, dont je me suis rendu compte qu’il avait beaucoup de similarités avec le répertoire traditionnel de mon peuple, dans lequel j’avais déjà un parcours. Le jazz m’a permis de déployer cette culture en direction d’autres univers. Qu’il s’agisse du chant, des percussions ou de flûtes, je participais depuis mon enfance à des cérémonies, pour les naissances comme pour les décès, pour les mariages. J’avais alors une maturité suffisante pour intégrer ces aspects dans mon jeu de piano et dans mes compositions. Depuis 2014, j’ai sorti dix albums en mettant en jeu mon identité culturelle, en me posant toujours cette question de jouer d’un instrument étranger à mon langage d’origine. C’est un peu la même chose concernant mon chant. Tout cela relève d’un même processus social et culturel, le « N’goma ». J’essaye de faire en sorte que la danse, le chant, le piano, trouvent un foyer commun dans ma pratique artistique qui est le jazz. C’est un questionnement constant.

Nduduzo Makhatini & Logan Rocharson à Marseille © Clara Lafuente

- Comment envisagez-vous votre rôle en tant que directeur artistique de Blue Note Africa ? Est-il complémentaire de votre travail d’enseignant ?

Le label a été lancé en 2019. Il me semblait important de créer un espace pour ma communauté afin de rendre ce que l’on m’a donné. Je n’essaye pas forcément d’y intégrer mes étudiants, bien que cela puisse leur offrir des perspectives. J’essaye d’inciter ces derniers à jouer de façon organique, sans pour autant envisager une production discographique car il faut vraiment des années d’apprentissage avant d’y penser.