Chronique

Nuits

Latitude

Émilie Škrijelj (acc, elec, fx), Armand Lesecq (elec, fx), Stéphane Clor (b, elec, fx), Tom Malmendier (dms, elec, fx)

Label / Distribution : Eux Saem

La nuit est un univers à part. Des ombres, des formes de vie microscopiques, des maraudeurs invisibles, et la terre qui respire ; autant d’ingrédients qui ne peuvent qu’inspirer les improvisateurs. C’est le propos de Latitude, le premier album de Nuits disponible sur Bandcamp. Le quartet qui réunit l’accordéoniste Émilie Škrijelj et le batteur Tom Malmendier a récemment été nommé parmi les finalistes de Jazz Migration et s’accommode à merveille de cet univers. Tout dans cette musique est pesé, le son vous enserre, chaque mouvement d’un instrument est la conséquence ou la cause d’un autre, fût-il des plus imperceptibles. C’est ce qui motive, dans le premier tiers de ce morceau unique qui se vaporise comme une brume, la tentation de se construire autour de la nappe lancinante et agitée de lents soubresauts que propose l’électronique d’Armand Lesecq. Ce dernier, designer sonore renommé, se met au service de ses compagnons en conservant un dispositif de tension permanent et en faisant un lien constant entre l’accordéon et l’archet de Stéphane Clor.

Il y a une dimension physique réelle dans Latitude, renforcée par le jeu sensible du contrebassiste, par ailleurs plasticien. Ce n’est ni la force ni la puissance, quand bien même la contrebasse, faisant de son bois et de ses cordes tous les usages organiques possibles, s’armerait à mesure que le morceau avance d’une impassible puissance, comme un arbre gagne en circonférence. C’est la batterie de Tom Malmendier qui le soutient, visitant ses peaux et ses cymbales avec la précision millimétrée d’un percussionniste familier avec les franges et le relief du silence. On sait le batteur proche de Luis Vicente, on l’a croisé avec Fred Frith ; il y a dans cet univers brut quelque chose qui rappelle Les Marquises, son duo avec Émilie Škrijelj. Cette dernière est vraiment une découverte de chaque instant, depuis qu’on l’a entendue aux côtés de Louis-Michel Marion. Son instrument est transmuté, méconnaissable et lointain parfois, mais toujours omniprésent. C’est une toile de fond cristalline dans le dernier tiers d’un morceau qui enfle et se duplique comme les spores d’une plante étrange et vaguement inquiétante. Une plante nécessairement éphémère, qui ne fleurirait qu’à la Lune pour flétrir à l’aube. On se souvient que la jeune musicienne a adapté avec une compagnie de théâtre le Mikrokosmos de Bartók. Ce goût pour l’infiniment petit se retrouve au cœur de Nuits.

On songe, dans cette escapade nocturne, à ce que Carlo Costa ou Sean Ali peuvent proposer sur le label Neither Nor. Une improvisation radicale mais sans démonstration de puissance, comme on avait pu l’entendre par exemple sur Natura Morta, quelque chose de très organique, nonobstant toutes les transformations alentour. Il y a dans Latitudes tout à la fois un sentiment impalpable voire insaisissable et une concentration qui met tous les sens aux aguets. L’électronique de Lesecq, mais aussi les samplers de Škrijelj et Clor sont les cartographes de cette atmosphère magique que nous offre le quartet. Une musique radicale et exigeante, comme on les aime.

par Franpi Barriaux // Publié le 9 mai 2021
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