Tribune

Our Jelly Roll Soul. L’âme nouvelle-orléanaise de Mingus

Analyse au sujet de la composition « Jelly Roll » de Charles Mingus.


Charles Mingus par Philippe Debongnie

Connu comme l’un des plus grands compositeurs de jazz, Charles Mingus est un touche-à-tout. Détour ci-dessous par la Louisiane en revenant sur son hommage au pianiste Jelly Roll Morton.

Alors que Charles Mingus fait partie des musiciens les plus importants de ce que l’on nommait dans la catégorie un peu fourre-tout du « jazz moderne », il est aussi un des premiers jazzmen véritablement touche-à-tout. L’éclectisme de Mingus vogue entre blues, gospel, hard bop, bebop et même free.

Mais la musique de Mingus trouve aussi ses racines à la Nouvelle-Orléans. C’est d’ailleurs une musique qui l’influence assez tôt : né à Los Angeles, le jeune adulte Mingus se taille une place dans les ensembles de jazz traditionnels de passage sur la côte Ouest. Et pas n’importe lesquels : Kid Ory en 1942, et Louis Armstrong en 1943 . Rien que ça. Signe de cette filiation, le morceau « Jelly Roll » qui se manifeste dans sa discographie à la fin des années 50.

La composition apparaît pour la première fois sur Mingus Ah Um (Columbia, CL-1370) en 1959, le premier disque du Mingus pour Columbia. Une version antérieure « My Jelly Roll Soul » est enregistrée pour Blues & Roots (Atlantic – 1305), même si le disque est sorti après Ah Um. Un autre titre pour une version alternative existe aussi, sous le nom de « Jelly Roll Jellies ».

Jelly Roll Morton (Bloom photo studio, 1927)

Le titre est un hommage à l’un des pianistes créoles de la Nouvelle-Orléans les plus connus dans la postérité, Jelly Roll Morton. Morton a fasciné les historiens et les amateurs de la Nouvelle-Orléans dont le folkloriste Alan Lomax qui réalisa une interview conservée à la Bibliothèque du Congrès aux États-Unis ainsi qu’un ouvrage, Mister Jelly Roll. C’est le début d’un culte et d’une légende, dont une partie a été façonnée et inventée par le personnage lui-même. Cela tient sans doute autant à la musique et aux compositions de Morton qu’au personnage excentrique et fabulateur qui, ironie de l’histoire, n’a finalement que peu vécu à la Nouvelle-Orléans. Outre le fait que Charles Mingus loue les talents de Jelly Roll Morton dans les liner notes de Let My Children Hear Music, des similitudes existent entre les deux personnages exubérants, excentriques et leaders de small ou medium bands.

Première particularité de « Jelly Roll », c’est un morceau en Ab en 14 mesures que l’on pourrait rapprocher vraisemblablement d’un blues. Les blues primitifs n’étant pas impérativement codifiés autour du format des 12 mesures, on peut vraisemblablement envisager que ce nombre tout particulier de mesure fait partie d’un effort compositionnel pour sonner new. Deuxième caractéristique, une progression en cycle des quintes (Eb7 sur 4 mesures, Ab7 sur 2 mesures, puis Db7 sur 2 mesures) qui fait penser aux enchaînements des morceaux de ragtime, une musique dont les orchestres noirs, créoles, blancs ou mixtes se réclamaient dans la première moitié du XXe siècle. Au-delà du son « vieux style » que la progression dessine, ce minimalisme impose autant une simplicité qu’un certain défi pour les improvisateurs – un exercice qu’affectionnait Morton, selon Mingus . Le poète et auteur Dave H. Rosenthal voit dans ce morceau une tentative de transcription moderne des techniques de composition du pianiste néo-orléanais.

Dans les deux versions, une première grille défile avec un solo de sax baryton (Blues & Roots) ou de trombone (Ah Um). L’élément le plus distinctif de l’hommage reste le slap de Mingus : tiré 1/3, tapé 2/4, typique des basses néo-orléanaises d’avant le walking. Il est accompagné par Horace Parlan et Dannie Richmond sur les deux enregistrements.

Pour moi, il réside deux différences entre « Jelly Roll » et « My Jelly Roll Soul » : la première réside dans la dynamique. Alors que la version de Ah Um défile de façon très classique et que le slap est un emprunt stylistique de courte durée, « My Jelly Roll Soul » de Blues & Roots prend son temps. Le slap revient, et repart, tandis que Mingus et Richmond s’accordent un véritable dialogue dans la deuxième partie du morceau. L’autre différence, c’est le solo d’Horace Parlan. Il reprend d’ailleurs le chemin jalonné de Blues & Roots sur Ah Um, à ceci près que la fin du dernier est un quasi-cliché des hard boppers. Pour ma part, je préfère celle de Blues & Roots : le son du piano est plus proche du honky-tonk et moins propret que sur Ah Um.

Charles Mingus par Philippe Debongnie

Après la mort du contrebassiste en 1979 s’enclenche un travail de patrimonialisation de sa musique avec le groupe Mingus Dynasty formé la même année. « My Jelly Roll Soul » continue d’être inclus au répertoire du groupe sur Chair In the Sky (Elektra – 6E-248, 1979), Live At The Village Vanguard (Storyville, SLP 4124, 1979) ou lors du Live At The Theatre Boulogne-Billancourt, Paris Vol. 2 (Soul Note, 121193-2, 1993). On y retrouve les différentes tendances des versions originales, alternant entre basse two beats et swing – au Village Vanguard, le batteur Kenny Washington n’hésite pas à le jouer très traditionnellement.

En ce sens, on peut dire que la tentative pour faire sonner moderne une petit bout de la Nouvelle-Orléans traditionnelle a réussi. Grâce à cette composition, c’est toute l’histoire de Jelly Roll Morton qui continue de se faire une place sur les scènes d’’aujourd’hui et de façonner nos imaginaires.

par Lucas Le Texier // Publié le 1er mai 2022
P.-S. :

Bibliographie :

Samuel Charters, A Trumpet Around the Corner. The Story of New Orleans, Jackson, University of Press of Mississippi, 2008.
Krin Gabbard, Better Git In Your Soul. An Interpretive Biography of Charles Mingus, Oafkland, University of California Press, 2016.
Ted Gioia, The History Of Jazz, New York, Oxford, 2011 [1997].
Dave H. Rosenthal, Hard Bop. Jazz and Black Music, 1955-1965, New York, Oxford University Press, 1992.