Scènes

Artacts 2022, le free dans le Tyrol

Le rendez-vous des fans de musique improvisée européenne.


© David Laskowski

Du 10 au 13 mars 2022 à St-Johann in Tyrol, le festival de jazz et de musiques improvisées Artacts a réuni les grand.e.s musicien.ne.s de free jazz du Vieux Continent. Reportage sur le terrain, le vendredi 11 et le samedi 12.

Je n’avais jamais véritablement rencontré de fans de free jazz et de musiques improvisées européennes. Je veux dire : des vrais fans, pas de ceux qui, par snobisme ou ne supportant pas l’écoute après les premières surprises auditives, décrochent très vite. C’est chose faite via Artacts, le festival organisé par Hans Oberlechner, Karin Girkinger et leur équipe dans les Alpes autrichiennes, à St Johann in Tyrol. Les publics, locaux et venus essentiellement des pays limitrophes germanophones, ont droit à un paysage contemporain de la free music de la scène européenne (et par-ci par-là, américaine).

Après neuf heures de transit ferroviaire Dijon-Zürich-Wörgl-St Johann, me voici arrivé pour assister à la deuxième partie des concerts du vendredi soir.

Sestetto Internazionale © David Laskowski

Premier groupe, Zimt où - la faute au Covid -, le quintet se transforme pour l’occasion en trio. Les survivants sont Angélica Castelló (flutes, électroniques), Kai Fagaschinski (clarinette) et Burkhard Stangl (guitares). Dans cette formation amputée, la musique tourne autour du souffle continu de Fagaschinski qui agit comme la matrice sur laquelle le groupe s’appuie. C’est minimaliste, tricoté, calme, patient.
Deuxième groupe, le Sestetto Internationale emmené par Harri Sjöström (soprano, sopranino), Gianni Mimmo (soprano), Phil Wachsmann (violon), Veli Kujala (accordéon), Achim Kaufmann (piano) et Ignaz Schick (platines, objets). Le sextet impressionne dans l’attention portée à l’écoute et aux échanges. La formation sans contrebasse distille une musique improvisée légère ; le côté terrestre intervient quand Schick fait irruption avec ses bidouilles sonores et ses scratchs, sorte d’ASMR un peu délirant. C’est surtout l’horizontalité du groupe qui est frappante, la manière dont Sjöström et Mimmo se partagent leurs traits et l’espace sonore, le premier plutôt dans le suraigu tandis que l’autre reste dans un registre medium. Mon préféré reste Wachsmann qui vient seconder les deux saxophonistes avec des traits bruitistes et/ou suraigus. Pas de thème, pas de transition, les deux groupes enchaînent différentes dynamiques qui font succéder aux atmosphères chaotico-bruitistes des temps plus calmes et profonds.

Samedi après-midi, le free se jouait avec les petits.
À 15 heures, rendez-vous dans un centre culturel (ou une école maternelle ?) en compagnie de la musicienne Katharina Ernst. La batteuse, installée devant un auditoire composé de parents et d’enfants en bas âge, a disposé des percussions devant elle. Les petits ont interagi très simplement avec les différents modules rythmiques d’Ernst.
Changement de lieu à 16 heures pour se retrouver dans une galerie d’art où j’ai pu apprécier en duos les membres du Sestetto Internationale. Les duos sont aussi intéressants que la grande formation, particulièrement celui de Mimmo et Wachsmann. Ce qui frappe visuellement, c’est que les artistes du Sestetto ne se regardent jamais, n’ouvrent d’ailleurs pas les yeux pendant qu’ils jouent. Tout est dans le son et le dialogue qu’ils instaurent entre eux. Mimmo et Wachsmann, deux sons qui sont côte-à-côte : Mimmo dans les traits alambiqués mais un son résolument chaud, dans le medium, terrestre, Wachsmann dans la légèreté, traits straight et terriblement grinçant.
À 19 heures, retour dans la grande salle où l’on retrouve le dernier duo du feu Sestetto, Kaufmann et Schick. Je regarde ça plutôt avec curiosité : Schick utilise des disques brisés pour créer ses atmosphères sonores tandis que Kauffmann écrase les touches du piano avec force. Ça reste centré autour des platines et de l’environnement expérimental berlinois d’où provient Schick.

Gard Nilssen Acoustic Unity © David Laskowski

Un couple d’octogénaires de Munich avec qui j’ai sympathisé pendant le festival évoquait la ressemblance avec John Cage. Chose encore plus intéressante – et on voit que le free jazz est aussi une sous-culture à part entière avec ses codes et ses esthétiques – mes tout récents amis ont apprécié la performance du batteur Gard Nilssen et son Acoustic Unity avec André Roligheten (sax, clarinette) et Petter Eldh (contrebasse) tout en notant que leur façon de jouer leur faisait penser aux premiers free jazz des années soixante-dix. Il est frappant, une fois que l’on a vu Zimt et Sestetto Internationale, de voir comment l’Acoustic Unity tranche face aux autres groupes par un certain formalisme complètement assumé : des thèmes qui font penser à Ornette Coleman dans l’écriture, des solos bien délimités entre les différents instruments, et une voix de saxophone bien dégagée au-dessus de la section rythmique. Pour autant, la formation a un gros son bien compact, doublé d’un gros niveau technique qui donne des expressions hyper inventives à la contrebasse et à la batterie.
Groupe suivant, Also, où l’on retrouve la batteuse Katharina Ernst et Martin Siewert à la guitare et à l’électronique. D’aspect minimaliste, la guitare de Siewert est réinjectée dans un tas de pédales et d’effets qui lui permettent de jouer avec l’intensité et la forme des sons. Côté batterie, Ernst penche pour un jeu assez minimaliste centré autour de rythmes et de patterns easy going. Malheureusement, le volume un peu fort du groupe empêche de les apprécier pleinement, et Also y perd quelque peu en précision et en dynamique d’ensemble.

Katharina Ernst © David Laskowski

Retour pour la deuxième partie de la soirée du samedi à une perspective plus bruitiste avec Cut-Trio en compagnie de Tanja Feichtmair (sax alto), Cene Resnik (sax ténor) et Urban Kušar (batterie, percussions). Cut-Trio, c’est une machine inarrêtable. L’élément perturbateur, c’est bien Kušar qui est au centre, entre les deux pôles saxophoniques (on me pardonnera ce barbarisme). Si Resnik ne se frotte pas à la batterie, Feichtmair, au contraire, provoque en permanence Kušar. Les compositions sont très peu structurées et c’est essentiellement entre ces traits de saxophones et les impacts-réponses rythmiques de la batterie que se joue le cœur du propos de Cut-Trio, une musique très brute et très punk dans l’esprit.
Pour clore « Samstag », le dernier trio était composé de John Dikeman (sax ténor), Oliver Schwerdt (piano) et Christian Lillinger (batterie, percussions). Le propos est aussi brut que Cut-Trio mais avec un volume et une intensité plus forte. Dikeman déchire littéralement l’espace avec son saxophone tandis que Schwertd enfonce de tout son poids les touches du piano, suivi de près par Lillinger qui joue avec force ses polyrythmies. Chaotique et anarchique, le son du groupe est aussi plus sale que le reste de la scène, tranchant avec le minimalisme de Zimt, l’entente cordiale du Sestetto ou le côté straight d’Also.

En somme, il y en avait pour tous les goûts dans ce festival consacré entièrement au free jazz (et aux musiques improvisées européennes), qui se déploie ici bien loin de la représentation stéréotypée que l’on peut en avoir.