Entretien

Paul Wacrenier, l’émancipation en pratique

Entretien avec le pianiste et leader du Healing Orchestra.

© Philippe Clin

Généreux et fraternel sont des mots qui reviennent régulièrement s’agissant du Healing Orchestra et de sa tête pensante, le pianiste Paul Wacrenier. Partisan d’un Free Jazz qui assume son goût pour le patrimoine, Wacrenier a nécessairement une lecture très politique de sa musique, ce qui se retrouve dans Free Jazz For People. Ce nouvel album, qui reconduit un dodecatet agrandi du clarinettiste basse Sylvain Kassap, perpétue cette direction prise en lui offrant de nouveaux atours. Jalon posé pour l’avenir qui se reconnaît dans la constitution de 1793, ce nouvel album est aussi l’occasion d’imposer une vision et un langage qui envisagent le collectif comme une meute et une force de frappe. Rencontre avec le fomenteur Wacrenier qui pose la liberté comme une nécessité fondamentale.

Paul Wacrenier © Philippe Clin

- Paul pouvez-vous présenter ?

Je suis père d’un garçon de presque 3 ans, je cumule un emploi et mon activité de musicien et actuellement tout en cherchant de bonnes conditions de vie pour et avec ma famille, je me pose des tas de questions sur la meilleure manière d’occuper le temps qui me reste au regard des sales perspectives politiques et écologiques actuelles.

En tant que pianiste je me suis reconnu dans une tradition remontant à Duke Ellington, Monk, et après eux Mal Waldron, Dollar Brand, Andrew Hill, Cecyl Taylor, Sun Ra… C’est-à-dire des pianistes ayant développé une approche très rythmique et percussive du piano, un son « saturé » développant beaucoup d’harmoniques, une pensée plutôt basée sur les intervalles, l’intégration de la dissonance dans le langage, mais aussi du blues.

J’ai une sévère tendance au « papillonnage » dans ma pratique et en conséquence je joue pas mal d’instruments différents, en lien avec mon intérêt pour les musiques africaines : guembri, mbira, likembe, mais aussi le vibraphone. Heureusement, j’ai appris que ces pratiques se nourrissaient les unes les autres et que jouer du guembri et des percussions me permettait d’aborder le piano différemment, avec une meilleure compréhension de la musique. Finalement je pratique ces instruments traditionnels au sein de mon trio The Archetypal Syndicate (avec Karsten Hochapfel et Sven Clerx).

J’aime me définir comme un musicien de « free jazz » ou de « jazz et musique créative ». Bien que le jazz ne couvre pas la totalité de ma pratique musicale, c’est ma culture principale aussi bien en tant que pianiste que compositeur. Ma définition personnelle du free jazz n’est pas restrictive. Disons que j’aime faire de l’improvisation libre qui swingue. Mais je profite de la liberté d’intégrer à ce free jazz du blues, des ballades, de l’écriture contemporaine, et pourquoi pas du reggae ou d’autres musiques caribéennes si l’occasion se présente.

- Depuis des années, vous animez Healing, sous différentes formes. Comment est né cet orchestre ? Comment s’est-il constitué ?

Il s’agit d’une succession de rencontres qui se sont agrégées autour d’un noyau dur constitué de Benoist Raffin à la batterie, d’Arnaud Sacase et de Xavier Bornens. L’identité musicale a toujours été claire et a attiré des musicien.ne.s qui s’y reconnaissaient et voulaient y participer. J’ai sollicité directement certains membres, mais certaines personnes sont aussi venues nous voir en demandant à nous rejoindre ! et à chaque fois je crois que j’ai dit oui, car je fais beaucoup confiance au désir, sincère et intime. Les musiciens du Healing Orchestra ont tous une personnalité musicale très forte et j’essaye de leur donner l’espace suffisant et adéquat pour qu’ils puissent la développer dans l’orchestre.

Concrètement le groupe s’est développé au tout début au Bab-Ilo, quelques autres cafés-concerts et dans des squats parisiens, dans un esprit de workshop de la débrouille. Ça a beaucoup conditionné mon écriture, qui du coup est assez minimaliste, simple, qui peut s’apprendre rapidement, et qui supporte aussi les erreurs, l’à-peu-près, et surtout l’improvisation permanente. Tous les musiciens de l’orchestre se sont retrouvés au moins une fois sur scène sans avoir vraiment vu les morceaux, et en étant pas mal perdus. Mais j’ai toujours pensé que ce n’était pas grave et que leur sens musical leur ferait jouer ce qu’il faut pour que la musique soit juste.

Ça a conditionné une des « règles » de l’orchestre, qu’on se rappelle régulièrement : « faites ce que vous voulez ! ». Ça ne veut pas dire que rien n’est prévu, mais que chacun peut prendre la parole de façon imprévue si ça lui semble juste. Rendre cette liberté vivante est un effort permanent, surtout que maintenant nous avons eu un peu plus de temps pour travailler lors de chouettes résidences, en particulier pour l’enregistrement de ce disque au Petit Faucheux et au théâtre de Cachan lors de Sons d’hiver.

- Dans cet orchestre, on est heureux d’entendre Sylvain Kassap. Comment s’est fait cette rencontre ?

La rencontre s’est fait via le saxophoniste ténor du Healing, Jean-François Petitjean, mais j’avais déjà vu et rencontré Sylvain notamment lors des concerts du Futura Expérience à la Java. Sylvain Kassap nous a proposé de faire un concert avec ses compos. Ce n’était pas tout à fait le Healing Orchestra, on était sept ou huit à participer. Une sorte de rencontre autour de sa musique, à l’âge d’or. J’ai trouvé ce moment super et, bien sûr, j’ai vu l’histoire partagée dans nos musiques. Cette invitation est un juste retour des choses et je suis très heureux que Sylvain ait accepté de nous rejoindre sur cette création. Il a apporté sa grande expérience d’improvisateur, une force dans ses interventions et aussi, d’un point de vue personnel, de généreux conseils sur l’écriture et la manière de soutenir une idée musicale.

un art ne peut devenir une vraie force d’émancipation qu’à partir du moment où il est pratiqué par des personnes qui subissent une forme ou une autre d’exploitation, de domination, de discrimination


- Votre album s’appelle Free Jazz For the People. Le jazz est-il toujours une musique émancipatrice ? Est-ce qu’il faut le rendre au peuple ?

Prise globalement, aujourd’hui, le Jazz n’est pas plus une musique émancipatrice que n’importe quelle autre, mais pas forcément moins non plus. Ceci dit, on reproche beaucoup au jazz son embourgeoisement, qui est bien réel, alors que ce phénomène touche quasiment toutes les sortes de pratiques musicales. En fait, le problème de fond pour moi est le peu de présence de pratique de la musique dans nos moments de vie quotidiens, et surtout dans les classes sociales populaires ou moyennes. En gros dans la société de consommation, peu de gens jouent de la musique. Et je ne parle pas ici de musique comme « métier » ou « emploi ». Or je pense qu’un art ne peut devenir une vraie force d’émancipation qu’à partir du moment où il est pratiqué par des personnes qui subissent une forme ou une autre d’exploitation, de domination, de discrimination… C’est-à-dire qu’une personne, ou un groupe, peut s’appuyer sur une pratique artistique propre pour soutenir son émancipation.

Malgré tout, ce que peut faire la musique et que je cherche à reproduire, c’est la provocation d’un sentiment personnel de puissance de réalisation/création, ce que Starhawk [1] appelle le « pouvoir du dedans ». Se sentir capable de, soi aussi, réaliser, créer, selon un désir intime. Si une musique est surplombante, intimidante, hermétique, étalant sa complexité, elle laisse les auditeurs dans une position d’infériorité. Au contraire certaines œuvres, peut-être tout aussi complexes, donnent un sentiment de facilité, de puissance, de jouissance, de vie, qui est contagieux, et qui en quelque sorte nourrit les mêmes qualités de chacun. Le jazz fourmille de tels exemples, à commencer par Louis Armstrong et Duke Ellington. Pour moi c’est le sens du « Healing ».

- Dans cet album, on entend pas mal de références, de Charles Mingus à Carla Bley en passant par Braxton : quelles sont les boussoles de Paul Wacrenier et de l’orchestre ?

La boussole, c’est le jazz comme musique émancipatrice, le jazz qui porte intrinsèquement un message politique et spirituel de libération, sans avoir besoin de mots pour l’expliciter. Le Healing ! a toute une histoire sur laquelle s’appuyer pour atteindre cet objectif, tout en créant de la musique nouvelle, ce que les musiciens de l’AACM expriment avec l’aphorisme « ancient to the future ».

Quel est l’enseignement de cette histoire ? Le swing est riche, polyforme, et puissant, et c’est le terreau fertile choisi pour cet orchestre. La composition se nourrit de son et de rythme et la mélodie est le troisième élément alchimique de la composition. Enfin, le collectif se construit avec des individus engagés pour lui mais qui ont aussi le droit et l’espace pour s’affirmer pleinement, et en retour le collectif est là pour le permettre et les soutenir.

Healing Orchestra © Remi Angeli

- Est-ce que justement, on peut considérer ce disque comme une forme de panorama, ou plutôt de « confluences » artistiques ? Plus personnellement, quelles sont vos influences à vous ?

Oui c’est une sorte de confluence. C’est un disque plutôt long (plus de 70 minutes !) et il y a pas mal d’influences diverses qui s’expriment. Malgré tout, ce n’est pas un panorama car il y a d’autres champs musicaux qui me passionnent, y compris en lien avec les musiques traditionnelles, qui n’apparaissent pas dans ce disque et que j’explore actuellement plutôt avec The Archetypal Syndicate. Dans ce répertoire, j’ai vraiment choisi de plonger dans le langage « Jazz » sans, encore une fois et bien sûr, avoir l’idée de faire le tour de la question.

Je n’ai pas une connaissance encyclopédique de la musique, mais plutôt une tendance à l’obsession pour quelques œuvres


Sans doute, en tant que compositeur je n’ai pas encore réussi à fondre ces influences diverses dans un alliage personnel et permanent, ce qui donne cet aspect très « typé » à certains morceaux. En même temps j’aime écrire des suites faisant dialoguer des façons de faire du jazz assez différentes. J’ai le sentiment que masses orchestrales free et polyphonies swing se donnent mutuellement du sens au sein du répertoire. Et d’ailleurs cet éclectisme dans les styles, les grooves, les rythmes, les façons de jouer, est aussi un élément central dans de très nombreux ensembles, du Liberation Music Orchestra à l’Art Ensemble, Don Cherry, jusqu’à bien sur Sun Ra qui alterne sur les mêmes disques expériences sonores extrêmes, funk et blues, en passant par des standards.

Je n’ai pas une connaissance encyclopédique de la musique, mais plutôt une tendance à l’obsession pour quelques œuvres que j’ai écoutées plus que je ne saurais dire. Il est évident que je suis imprégné jusqu’au trognon de Carla Bley, de Mingus, mais surtout d’Archie Shepp, de William Parker, de l’Art Ensemble… Leur influence apparaît dans la mise en forme (façon de faire) de mes idées musicales (mélodies/rythmes) que j’essaye d’interpréter en regard de cette histoire.

- Est-ce que le travail du Healing est collectif ? Comment dirigez-vous cet orchestre ?

Le travail du Healing est très collectif et j’amène la plupart des morceaux à n stade relativement inachevé d’un point de vue orchestral. L’arrangement est vraiment le fruit d’un travail en « workshop » qui permet d’adapter le morceau aux instruments et aux personnalités.

De plus, j’ai à cœur de ne pas avoir une place de « chef d’orchestre » dans la réalisation de la musique. Je suis pianiste et j’aime jouer du piano dans cet orchestre, et pas vraiment me lever et me mettre devant tous les musiciens pour leur donner un tempo ! Du coup les morceaux sont conçus de façon à ce qu’il y ait le moins possible besoin de direction, ou alors répartie au sein du plus grand nombre de musiciens.

Même si on joue relativement peu, on a réussi à créer un sentiment de « communauté », je crois. Les musicien.ne.s du Healing sont tou.te.s des personnes très respectueuses et attentionnées, patientes. Il y a un vrai sentiment de fraternité au sein du groupe et c’est un plaisir de travailler ensemble.

Cela dit, le Healing Orchestra est moins collectif que d’autres orchestres, je pense au Surnatural Orchestra par exemple, dans la mesure où j’écris toute la musique et où j’essaie de la maintenir dans la « boussole » dont on parlait plus haut.

Healing Orchestra © Remi Angeli

- Pourquoi avoir choisi la référence à l’article de la Constitution de 1793 ?

Comme je le disais, j’essaie de provoquer une musique qui a un sens politique intrinsèque clair, celui de l’émancipation. Mais j’ai décidé de donner des titres assez explicites pour cet album, qui a commencé à être conçu pendant le mouvement des gilets jaunes et sa brutale répression policière. J’ai d’ailleurs découvert « L’ Estaca » en participant à une manifestation de profs, et j’ai décidé de reprendre ce morceau en sachant sa place actuelle dans les luttes, et en hommage aux musicien.ne.s de la fanfare invisible et leur participation active aux luttes.

Le terme de confluences est plus, lui aussi, politique que artistique. En ce qui concerne « Article 35 de l’an I » il s’agit d’un morceau qui exprime vraiment la révolte pour moi, et j’ai cherché longtemps un titre pour soutenir ce sentiment. La clé m’a été donnée par Alexandre Pierrepont, qui m’a suggéré de chercher dans des références historiques. Il y a d’ailleurs beaucoup à faire pour que les forces de gauche se réapproprient, au-delà des déformations mais sans occulter les critiques nécessaires, la révolution française et surtout son épisode le plus social.

- Quels sont les projets à venir de l’orchestre et de vous en tant que pianiste ?

Nous allons présenter l’album dans le plus de lieux possibles. Après la sortie de disque au Petit Faucheux nous jouerons à la Fraternelle (Saint-Claude) le 28 mai. J’espère que nous aurons d’autres occasions !

Sinon, nous avons déjà dans les tiroirs presque un nouveau répertoire, auquel j’aimerais ajouter des propositions de quelques membres de l’orchestre, pour justement aller plus loin dans l’aspect « collectif » de notre travail. Il s’agira de mettre en valeur la notion de polyphonie, avec un fonctionnement encore plus horizontal dans l’écriture et la performance.

En tant que pianiste j’ai eu la chance d’enregistrer le nouveau disque du Kami Octet de Pascal Charrier, qui sortira à l’automne et j’espère avoir le temps de reprendre mon travail en solo dans quelques mois. Sinon je consacre beaucoup de mon énergie à The Archetypal Syndicate. Nous sommes en résidence à l’AJMI cette année et nous allons préparer un nouvel album pour 2023. Et si tout ça me laisse du temps libre supplémentaire, tant mieux !

par Franpi Barriaux // Publié le 1er mai 2022

[1Autrice écoféministe étasunienne, NDLR.