Entretien

Pierre Durand chapitre le jazz

Rencontre avec un guitariste nourri de blues qui a choisi de raconter son histoire du jazz en sept chapitres.

Pierre Durand © Jacky Joannès

On le suit depuis pas mal d’années désormais. Qu’il joue en solo, qu’il soit leader d’un quartet, partenaire de Daniel Zimmermann ou encore membre de l’ONJ, Pierre Durand occupe une place particulière, affranchie des barrières stylistiques, sur la scène jazz. Le guitariste vient de publier son troisième album, Chapter III : The End & The Beginning, et poursuit sa propre narration musicale. Il était grand temps de lui donner la parole.

- Comment la musique est-elle entrée dans votre vie ?

Par la guitare et le voyage, les deux étant intimement liés. La guitare fut une révélation dès mes quatre ans, à l’écoute d’artistes tels qu’Atahualpa Yupanqui. Mon premier souvenir d’enfant, à la même époque, est celui d’un voyage en Algérie où vivait une de mes tantes avec son compagnon algérien. J’ai découvert dans l’avion des hommes en djellaba, je n’avais jamais vu ça. Une fois arrivés, je me rappelle une soirée dans la cour de la maison, à Alger. Nous étions éclairés par des bougies, les étoiles et la lune. Il y avait un palmier. Le compagnon de ma tante a sorti une guitare classique et a joué. C’était magique.

- Quels sont les musiciens qui vous ont influencé, inspiré ? Et pas seulement les guitaristes.

D’abord mes professeurs, qui ont posé les premiers jalons de ma personnalité et la manière d’aborder la musique : Philippe Lombardo, Philippe Bestion, Franck Leriche. Je suis passé ensuite par beaucoup d’étapes musicales, comme le studio des Islettes à Barbès. C’est là que nous avons commencé à façonner nos personnalités musicales respectives avec Laurent Bardainne, Richard Turegano, Thomas de Pourquery, Sylvain Rifflet, Médéric Collignon et beaucoup d’autres. Puis le CNSM de Paris et Patrick Moutal qui était professeur de musique traditionnelle d’Inde du Nord.

De façon générale, ce sont tous les musiciens et musiciennes avec qui j’ai joué, je joue et je jouerai. Giovanni Mirabassi, le Brother D Blue Band de Dan Vernhettes, Greg Szlap, le Xtet de Bruno Régnier, Airelle Besson, Sylvain Rifflet, le Spoumj et François Jeanneau, Sylvain Cathala et Franck Vaillant, Archie Shepp, Daniel Humair, Daniel Zimmermann, l’ONJ où j’ai effectué des remplacements sous différents directeurs (Daniel Yvinec notamment) et en titulaire sous le mandat de Fred Maurin. Sans oublier Sébastien Texier, Raphaël Imbert, Joce Mienniel, Marine Bercot (chanson urbaine), Joël Jouanneau et Cécile Garcia Fogel (théâtre mis en musique). Je me souviens de toutes les sessions « one shot » comme de tous les groupes avec qui j’ai joué. Ce sont mes plus grosses influences. À chaque fois j’ai appris, tiré des leçons et été influencé par ces rencontres.

Pour le reste, il y a les géants, bien sûr. Côté guitaristes, ce sont dans l’ordre d’apparition : John Lee Hooker, BB King, Albert King, Billy Gibbons, David Gilmour, Jimi Hendrix, Georges Benson, John Scofield, Jim Hall, Bill Frisell, John Abercrombie, Derek Trucks. Et je suis très influencé par les musiciens non guitaristes : Bill Evans, Joe Zawinul, Herbie Hancock, Keith Jarrett, Dexter Gordon, Miles Davis, Ornette Coleman, Dewey Redman, Ali Farka Touré, J.S. Bach… sans parler des influences à venir.

Pierre Durand © Jacky Joannès

- Pouvez-vous nous parler de votre expérience de l’ONJ sous la direction de Fred Maurin ?

J’adore Fred Maurin. J’aime le mec, le musicien, le compositeur, l’arrangeur. On avait joué ensemble dans le Spoumj et en trio de guitares avec Christelle Séry. J’étais donc extrêmement content de jouer pour lui et avec lui dans un hommage à l’univers d’Ornette Coleman. Ornette c’est spécial, c’est à la fois le respect et l’irrévérence sans chercher à faire de la provoc. C’est une revendication des racines tout en les bouleversant. Une fois posées les bases du répertoire, nous avons trouvé au fil des concerts une façon de jouer l’esprit Ornette. Ce qui est vraiment dommage c’est que quand nous avons tous senti que nous étions dans le « vrai » de façon constante en concerts, la Covid est arrivée et nous avons subi beaucoup d’annulations sèches avec quasiment aucun report. Fred a également monté un répertoire sur le blues en formation plus réduite (quintet) avec lequel nous avons joué notamment à la prison de Nanterre. On s’est éclatés. Ex Machina, le dernier répertoire de l’ONJ de Fred, est une tuerie. Je suis allé les écouter à l’Espace Sorano de Vincennes. Quelle audace, quelle énergie. Si un répertoire mérite d’être défendu par un service public c’est bien celui-là ! Impossible d’entendre cela autrement et ça doit pouvoir exister.

Je me souviens de toutes les sessions « one shot » comme de tous les groupes avec qui j’ai joué. Ce sont mes plus grosses influences.

- Leader ou sideman : qu’est-ce que cela change pour vous ?

Quand on est leader, on prend beaucoup de choses en charge. Il faut avoir l’idée du but à atteindre tout en se laissant la possibilité d’être surpris par ce que joueront/proposeront les musiciens. Être sideman est plus reposant car on a moins de responsabilités. On est également riche de toutes les collaborations artistiques qui permettent de développer un langage élargi et personnel qui se renouvelle tout le temps. C’est pourquoi je consacre toujours une partie de mon activité à jouer pour les autres. Je découvre de nouvelles personnes, j’apprends de nouvelles choses et ça m’évite de radoter. Et quand en plus on joue des années ensemble, c’est parfait car on a le temps de bien creuser le sillon.

- Vous avez annoncé sept disques qui raconteront votre vision de la musique et du jazz, et vous en êtes au troisième. Pouvez-vous nous expliquer votre démarche et ces chapitres ?

J’ai lu plus de livres que je n’ai écouté de musique, d’où l’idée de nommer les albums en chapitres. Le principe est de proposer une histoire musicale avec en tout sept chapitres et, peut-être, un épilogue. Chaque chapitre proposera un angle particulier de cette musique protéiforme. Le premier, Chapter One : Nola improvisations, traite de la guitare solo. Le second, Chapter Two : ¡ Libertad !, propose le mélange des genres (Afrique de l’Ouest, blues, swing, groove, baroque, musique d’Irlande, tex-mex) avec le Roots 4tet, une formation très classique : guitare, sax ténor (Hugues Mayot), contrebasse (Guido Zorn), batterie (Joe Quitzke).

Pierre Durand © Jacky Joannès

- Où se situe ce troisième chapitre dans ce parcours annoncé ?

Il propose une lecture jazz et instrumentale du genre pop-rock. Nous prenons de la pop le soin apporté au son et aux compositions, du rock l’énergie, du jazz l’interplay et l’improvisation. L’instrumentation est adaptée à cette approche : guitare, claviers/vocoder (Fred Escoffier), basse/effets (Jérôme Regard), batterie (Marc Michel). Avec un nouveau groupe, des musiciens d’enfer qui ont d’autres modes de jeu que le Roots 4tet, avec en commun le sens de la respiration.

- Sur Chapter III, il y a un énorme travail de « design sonore » effectué par Fred Escoffier. Comment avez-vous travaillé ensemble ?

Je vous remercie d’y avoir été sensible. Le travail sur le son vient de l’approche pop. Fred l’a effectué grâce à sa très grande palette de sons tirés du Fender Rhodes, d’un synthétiseur, du vocoder et de sa très grande connaissance, notamment, de David Bowie (le hasard fait bien les choses…). Mais ce travail sur le son vient aussi de Jérôme Regard à la basse et aux effets grâce à ses pédales qu’il maîtrise à la perfection. Son influence a été énorme. C’est Jérôme qui m’a fait entendre le son de groupe que je cherchais, rien que par le mélange de ses sons avec la guitare. Cet habillage sonore est également le fruit de la capacité de tous les musiciens à être force de proposition et de suggestion. Tous les quatre, nous n’écoutons pas que du jazz. Marc est féru de folk par exemple. Nous avons un terrain commun : la chanson anglo-saxonne. Pour y arriver, il n’y a pas de secret : des répétitions, la confiance dans les musiciens avec qui vous jouez. Et surtout les concerts, il n’y a rien de mieux avant d’enregistrer. On a joué cinq fois avant d’entrer en studio. Le live, c’est là que ça se passe.

- Il y a dans votre nouveau disque une composition intitulée « Bowie ». Le chanteur y est comme suggéré sans être explicitement cité par un rappel d’un thème ou d’une mélodie. Comment avez-vous travaillé une telle composition ?

C’est effectivement le but et le défi que je me suis lancé : chercher à attraper l’esprit Bowie plutôt que reprendre du Bowie. Cela a pris plus d’un an, entre les deux premières mesures du thème qui me sont venues d’un coup et les dernières notes de la composition. J’ai écouté son phrasé, sa gestion des silences, la manière brutale qu’il avait en tant que compositeur de passer d’un couplet à un refrain ou un pont. Il y a eu toujours eu chez lui une dimension d’opéra rock dans ses morceaux qui fait aussi la spécificité de son univers. C’est ce titre qui m’a convaincu de l’importance du vocoder dans le groupe.

Pierre Durand © Jacky Joannès

- Quelles musiques écoutez-vous et, le cas échéant, quels seraient vos coups de cœur du moment ?

J’écoute pas mal de musiques différentes de toutes époques. J’écoute peu mais beaucoup. Un album peut tourner en boucle pendant des semaines, voire des mois. Et parfois j’ai besoin de ne rien écouter pour digérer ce que j’ai écouté. Je ne suis pas accro à la dernière tendance. La mode, je m’en fous. Différencier les époques ne me parle pas non plus. Trois semaines, trois mois, trois jours, trois ans… je comprends la différence mais ne la ressens pas. Je viens du blues, là où on apprend très vite à se détacher des époques. La mode passe, le blues reste. Ce n’est souvent qu’une histoire de son et ça n’enlève rien à la pertinence du discours ou la modernité. Dernièrement, j’ai beaucoup écouté Tribute to Jack Johnson de Miles Davis. Avant ça, c’était Jean Grae dont je suis fan, le Yelawolf période Daylight ou Billy Goat, Kanye West période Ultralight Beam, Lady Of Rage. Et j’ai bien envie de me plonger dans l’univers d’Ambrose Akinmusire.

L’art témoigne de son époque, comme un miroir. Il dépend des attentes de chacun, artiste comme auditeur/spectateur.

- Nous vivons dans un monde qui est extrêmement trouble, violent, incertain. Quelle est la place de la musique dans un tel contexte ?

Je ne suis pas certain qu’il soit différent « d’avant ». Avant, c’était les skins, beaucoup plus de croix gammées qu’aujourd’hui, des maghrébins pouvaient être jetés d’un train en marche ou noyés dans la Seine. Si la Marche pour l’égalité a eu lieu, ce n’est pas pour rien. Il y avait des bidonvilles à Nanterre, la guerre froide, des crises financières ou pétrolières, le Sida, la grippe espagnole, des attentats, des détournements d’avion, des guerres civiles et certains criaient « vive la mort »… La place de la musique est celle qu’on lui donne. De façon générale, l’art témoigne de son époque, comme un miroir. Il dépend des attentes de chacun, artiste comme auditeur/spectateur. Certains vont vouloir être radicaux, d’autres consensuels. D’autres encore ne vont pas se poser de question : ils ou elles font, sans calculs. Point barre. Et toute cette cohabitation est saine, à partir du moment où on ne préjuge pas de ce que le public va aimer ou non. Car il aime être autant surpris que rassuré. C’est la diversité qui fait la vitalité.