Chronique

Pierre Fénichel

Frenchtown connection

Pierre Fénichel (b), Braka (dm), Thomas Weirich (g), Romain Morello (tb), Marcus Wyatt (tp)

Label / Distribution : Label Durance / UVM Distribution

« Bomboclaat », comme disent les Jamaïcains (ou « bloodclaat » c’est selon) ! C’est ainsi qu’à Yard (le surnom que les insulaires donnent à la Jamaïque) on marque sa stupéfaction [1] .
Stupéfait, on ne peut que l’être à l’écoute du dernier album du contrebassiste marseillais Pierre Fénichel. Ce compagnon de route de Raphaël Imbert, membre de la Compagnie Nine Spirit, nous avait enchantés avec le précédent opus qu’il avait réalisé en leader, en hommage au saxophoniste Paul Desmond (en trio avec guitare et batterie, sans sax, il avait réussi à restituer la puissance émotionnelle de l’altiste dont l’histoire a retenu le compagnonnage avec Dave Brubeck –« Breitenfeld », 2016). Ici, il nous ravit par ce mix yardie concocté à partir de l’imaginaire de l’adolescent qu’il était dans la cité phocéenne. Car, oui, Marseille et le reggae, c’est toute une histoire. En particulier dans la Vallée de l’Huveaune, vers Aubagne : dans le quartier ouvrier de La Barasse, à l’Est de la ville, la vibe jamaïcaine s’empare des cœurs des jeunes prolos. Fénichel boira jusqu’à la lie le calice (sans h) du reggae, dont Joe Corbeau est le pape local (il fut le mentor, entre autres, de Massilia Sound System, IAM et consorts…).

A-t-il ressenti le besoin de renouer avec cette musique fondatrice de son identité de bassiste ? S’il est un instrument fondamental dans l’univers du reggae, c’est bien la basse. La contrebasse du leader, en se faisant volontiers légère, finit par apporter une touche de féminité à un univers musical bien trop souvent marqué par un machisme infect (beaux traits d’archet en ouverture de « Bongo Man »). Il fallait que figurât sur ce disque un hommage à Lloyd Brevette, le contrebassiste des légendaires Skatalites : son « Rock Bottom » se voit ici gratifié d’une outro lorgnant vers un dub empreint d’accents free, élégant clin d’œil aux expérimentations rythmiques auxquelles se livrait le fondateur de l’école de basse yardie aux côtés de son complice, le batteur Lloyd Knibbs. Et cette ligne épurée, au groove sans pareil, sur « Them Belly Full », un standard de Bob Marley composé par Carlton Barret, le frère du batteur Aston « family man » ? Nul besoin de la voix soulful du prophète jamaïcain ici : il suffit de suivre le sillon des fréquences graves pour se surprendre à susurrer la rage contenue dans cette composition (« Ils ont le ventre plein, mais nous, nous avons faim »). Car Fénichel et ses compagnons n’oublient pas que le reggae est une musique de revendication sociale.

La fusion de son instrument avec la batterie de Braka, expert ès-musiques exotiques, (alias Gaston Braka, Simon Fayolle à l’état-civil) se fait incandescente : entre les quatre cordes de l’un et les peaux et cymbales de l’autre, la syncope devient atomique. On attendra vainement quelque guitare faisant cette pompe à la croche caractéristique de la musique jamaïcaine (à peine émerge-t-elle subrepticement) : ici, Thomas Weinich déploie toute sa culture blues pour duper la caricature, déployant de somptueux arpèges là où on ne les attend pas (« Doisnel in the sky », l’un des deux compositions de l’album), osant des dissonances saturées sur un titre comme « Simple Song » (autre composition originale), restituant la saveur expérimentale du dub originel.

Les cuivres sont un ingrédient essentiel de cette Frenchtown Connection (un jeu de mots entre « Trenchtown », du nom de l’un des ghettos de Kingston et « French Connection », le polar de William Friedkin, qui fait de Marseille l’une des plateformes mondiales de production d’héroïne). Romain Morello, au trombone, développe des phrases gouleyantes à souhait, s’inscrivant dans les phrasés du mythique tromboniste des Skatalites, Don Drummond, et déployant toute sa sensibilité swinguante sur l’instrument, avec de redoutables accents bop. Quand ils se rejoignent, avec le trompettiste sud-africain Marcus Wyatt, improvisateur féru de Freddie Hubbard, ils contribuent quelque part à la laïcisation d’une musique trop souvent confite dans un prêchi-prêcha lassant, tout en conservant la fonction mobilisatrice de leurs instruments.

Le propos d’ensemble est d’une redoutable intelligence collective : le groupe finit par rappeler tout ce que les divers genres musicaux accolés au reggae (nyabinghi, ska, rocksteady, calypso, dub…) doivent au jazz, et inversement. Par une sorte de dialectique musicale, Pierre Fénichel et son gang esquissent la carte sensible d’une cité phocéenne fantasmée qui, quelque part, a quelque chose de la Jamaïque, mais aussi, fondamentalement, de l’universel jazz. Avec ou sans weed, bomboclaat !