Portrait

Alain Soler, passeur de Bleu

Portrait d’Alain Soler, guitariste de jazz… mais pas que !


Lorsque l’on pénètre dans les locaux de l’Atelier de Musiques Improvisées de Haute-Provence, en dessous du bureau de poste du village, on est saisi par la disposition des lieux, où l’espace d’atelier est directement ouvert sur le studio d’enregistrement, permettant des allers-retours constants de l’un à l’autre, non sans être agrémentés d’un espace de cuisine et de restauration, avec un bar donnant sur un espace scénique de dimensions modestes mais humaines, forcément humaines.

« Les compétences techniques pour gérer le studio sont désormais dans les mains de mon fils, Antony Soler, qui est aussi batteur, et dans celle du fils de la chanteuse Capucine Ollivier. Ils se sont vraiment formés, aussi bien en audiovisuel qu’en techniques de prise de son et de mixage. Grâce à eux le label a pu monter d’un cran. Au début on a fait un premier disque sur un DAT deux pistes, avec des bons micros, dans ce local même. J’ai proposé à André Jaume [1]d’enregistrer avec moi. Il avait déjà un label, distribué par Harmonia Mundi, qui a fini par virer les petits labels. On a alors fait le disque « Hymnesses » qui a très bien marché et c’est ainsi qu’on a pu monter le Label Durance. »

Né en 1964 dans une famille de rapatriés d’Algérie à La Seyne-sur-Mer, cette cité alors ouvrière proche de Toulon, Alain Soler est plus qu’un guitariste de jazz. Depuis qu’il a découvert Bill Evans, à l’âge de vingt ans, il s’est fait passeur de notes bleues. Pour saisir au mieux les interactions entre les constituants d’un groupe, il étudie notamment le piano, la basse et la batterie. C’est après avoir bouclé son cursus dans la classe de jazz du conservatoire de Marseille, encore dirigée alors par Guy Longnon [2] qui l’avait fondée en 1964, qu’il déploie une énergie faramineuse dans ce qui est devenu son « biotope » artistique, l’Atelier de Musiques Improvisées, à Château-Arnoux-Saint-Auban, village des Alpes de Haute-Provence - une des rares communes de l’hexagone à posséder un monument aux morts pacifiste. La structure dont il est l’inspirateur se compose de trois entités : un studio d’enregistrement, attenant à la structure de production artistique et de développement pédagogique, l’Atelier des Musiques Improvisées, et un label d’édition discographique, le Label Durance.

Ici, ce sont les lavandes

« En 1989, j’enseignais un peu de jazz et de musiques actuelles au foyer socioculturel du village. Je me sentais un peu imposteur. Mais j’adorais Bill Evans. Le directeur du futur centre culturel Simone Signoret de l’époque m’avait demandé avec qui je voulais jouer et j’avais répondu Toots Thielmans. C’est comme ça que c’est parti. J’ai donc eu la chance de jouer avec quelqu’un qui avait travaillé avec Bill Evans, sur l’album « Affinity ». Il y avait aussi, sur ce disque, Larry Schneider qui devait venir ici par la suite. On a commencé avec cinq adhérents et là on en est à trois cents ». Joe Lovano, lui, se joindra à l’aventure créative pour un album en 1993. De fait, un studio d’enregistrement voit rapidement le jour, permettant d’avoir un miroir : « tu joues, tu joues mal, tu joues bien, tu entends ! »
Puis vient le temps de l’institutionnalisation, avec contrôles administratifs, voire pédagogiques, mais également reconnaissances diverses et variées.
« Par la force des choses on a dû dissocier. On a eu des contrôles pendant un an et demi par le service de la répression des fraudes, si bien qu’on envoyait des enregistrements de free-jazz à la caisse nationale des spectacles ! » Des chercheurs, des porteurs de projet régionaux ou même Agnès Varda s’intéressent à la dynamique locale, où rien n’est vraiment formaté, en dépit des pressions administratives pour essayer de faire rentrer ce laboratoire créatif dans des cases institutionnelles, ce qui est pour le moins une gageure : "Nous, ici, ce sont les lavandes ! », déclare notre homme.

L’implantation en milieu rural se fait sans trop de difficulté. « Je suis très politisé, ce qui me permet d’avoir un dialogue constructif avec les élus, par exemple, car j’affirme toujours mes convictions". L’AMI proposera même un un cours d’action culturelle à destination des élus locaux. « On n’avance pas masqués : c’est pour ça que ça marche ». Le soutien de la communauté d’agglomération, notamment, permet à la structure de ne pas dépendre de la Région ou de la DRAC.

Dans ces Alpes du Sud qui furent l’un des bastions de l’opposition au coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, et qui virent le poète René Char devenir l’un des cadres de la Résistance pendant la seconde guerre mondiale, Alain Soler fait feu de tout bois pour inscrire le jazz tel qu’il l’entend dans cette histoire.
« Il y a d’abord eu un disque instrumental avec Raphaël Imbert, qui habitait alors Oraison, sur quelques titres : « À René Char » [3]. Je tenais vraiment à ce qu’il y ait de la poésie et, surtout, de la Résistance. J’ai donc proposé au poète Michel Yvonno, parolier des disques pour Capucine Ollivier, de se joindre à l’aventure pour « L’Opéra des Résistances ». Je me suis mis à la guitare et Cédrick Bec nous a rejoint à la batterie. » Le projet, qui fait écho aux « Chroniques de résistance » sorties chez nato, ne tourne malheureusement pas. De même l’hommage aux insurgés républicains du dix-neuvième siècle. « Lorsqu’on avait fait le spectacle « 1851 », pour les dix ans de l’AMI, avec quarante musiciens sur scène dont Larry Schneider venu spécialement pour l’occasion, le public est reparti en pleurant alors qu’il s’agissait de plusieurs tableaux complètement free, de la résistance à la déportation. Ça n’a été diffusé que sur Radio Libertaire grâce à Gérard Terronès. C’est aussi ça le jazz : faire de la musique ensemble qui ait du sens, dans cet endroit, que j’appelle les Basses-Alpes, marqué par cette histoire ».

Transmission, imprégnation

Fin pédagogue, l’homme se nourrit de ses rencontres artistiques ici et ailleurs pour construire des propositions avec ses apprenant.e.s et les amener vers une musicalité libérée des carcans des codes établis. La transmission, pour Soler, c’est accepter ses erreurs ainsi que celles de ses élèves : « Je pense que pour former vraiment un musicien de jazz, il faut une bonne dizaine d’années. Quant aux compétences nécessaires pour transmettre, on les acquiert constamment… »
Imprégnation est l’un des mots-clés de sa pédagogie du jazz. C’est au mitan des années quatre-vingts qu’il découvre l’esprit de compagnonnage qui irrigue le jazz, après avoir fait venir le quartet d’Éric Barret qui compte alors dans ses rangs Antoine Hervé, avec qui il partage nombre de préoccupations pédagogiques, en termes d’exigence mais aussi d’échanges. Ce qui ne l’empêche pas de déplorer quelque délitement en termes de niveau. Les propositions d’ateliers peuvent prendre un tour quelque peu vertigineux : « Cette année par exemple on a fait des stages sur les rythmiques impaires. Je me suis inspiré du travail que j’avais fait pour le disque en hommage à Paul Desmond, avec Pierre Fénichel et Cédrick Bec, qui a nécessité deux ans de travail. A partir de là, j’ai pensé à proposer des pistes en 7/8, 9/8… je pensais aller jusqu’à 13 mais je me suis un peu calmé ! »
Même des musiciens classiques conséquents finissent par assister à ces sessions pédagogiques, certainement inspirées par sa fréquentation de la classe de Guy Longnon au conservatoire de Marseille en 1991. Et de citer le philosophe humaniste dignois François Gassendi, qui, au seizième siècle, s’opposa au cogito ergo sum de Descartes : « Il faut savoir cultiver la force de l’imagination qui est en vous ». Sans négliger de prendre en compte les occurrences sonores auxquelles invitent les instruments, notamment la guitare, son instrument de prédilection.

Tout se passe comme si la pédagogie était pour lui un acte créatif, dans lequel une bonne dose d’humilité est plus que nécessaire. « Je préfère jouer avec des potes, des paysans et des travailleurs qui sont des bons amateurs, des anciens, des gamins qui viennent chercher des clés pour l’improvisation. » Les ateliers ont pu durer de dix-neuf heures à minuit, parfois cinq soirs par semaine. Se rendant compte que les axes thématiques, notamment autour du be-bop, finissaient par créer un « élitisme de fait », Alain Soler en revient aux standards et aux répertoires d’un seul compositeur : "Les boppers faisaient une musique que les blancs ne pouvaient pas comprendre. Chez nous, sur les rives de la Durance, il n’y a pas d’enjeu sociétal aussi fort ». Pour 2022/2023, il propose notamment des ateliers autour des musiques de John Coltrane, Wayne Shorter, Sonny Rollins… [4]

Au Bleu d’Afrique

Parmi ses voyages musicaux - on ne peut guère parler de « tournée » ici -, notre homme se remémore, non sans une once de nostalgie, sa découverte des musiques du Continent Noir. Notamment avec André Jaume et le guitariste avignonnais Rémi Charmasson en Guinée-Bissau, par le biais de l’Alliance Française. Rencontre avec des griots, qui chantent une forme de blues « de manière terrible », découverte du balafon… : « J’ai eu l’impression que tout sonnait faux. Je me suis rendu compte qu’en fait Big Bill Broonzy était accordé de la même manière. Ça joue le Bleu : la tierce majeure mais pas tout à fait, la quinte diminuée et la septième un peu plus basse sur les pentatoniques. C’est magique. En rentrant de Guinée, j’étais transformé. » »
Par la suite, aux Seychelles, notre homme essaiera de « comprendre la deuxième croche du triolet » et, au Ghana, écrira les rythmes locaux, les faisant valider par des musiciens du pays, après s’être rendu compte que ces derniers passaient des rythmiques paires aux rythmiques impaires pour « éviter de s’endormir ». Loin d’ignorer les sociétés dans lesquelles il évolue, il se remémore encore avec un brin d’amertume l’esprit de caste qui imprégnait de brillants musiciens, à Madagascar.

Anarchiste, évidemment

Fin connaisseur de la pensée anarchiste, en particulier de Louise Michel dont il rappelle qu’elle prononça son dernier discours à Oraison, à une quinzaine de kilomètres de Château-Arnoux, peu avant de décéder à Marseille, et d’Elisée Reclus, Alain Soler n’hésite pas à établir des liens pertinents entre l’anarchisme et le jazz.
« Il n’y a pas plus libertaire que le jazz, en particulier dans sa forme free : on doit constamment dépasser le cadre, être dans la transgression. L’esprit libertaire me pousse toujours à me questionner : à quelle autorité, musicale, notamment, suis-je censé devoir me soumettre, comment m’en émanciper ? »