Chronique

Pignon - Nebbia - Kleykens - Filip

Giravoltant els espaïs lliures

Camila Nebbia (sax), Paul Pignon (clar), Axel Filip (d), Carmen Kleykens (cello)

Label / Distribution : Ears And Eyes Records

De son voyage en Europe, inscrit dans la durée, la saxophoniste argentine Camila Nebbia aura ramené des souvenirs, et nous en aura offert. Parmi les quelques traces discographiques qui persisteront, nul doute que Giravoltant els espaïs lliures (ce qui en catalan signifie « aménager les espaces libres ») aura une saveur particulière. Parce qu’il n’y a pas mieux que les artistes venus d’ailleurs pour nous faire découvrir les coins aveugles de notre propre continent. Avant d’arriver à Lyon, Nebbia et son ténor se sont arrêtés quelque temps à Stockholm, le temps de sonder la scène ; il en ressort cette rencontre avec le musicien anglais Paul Pignon, et ce disque en quartet. On trouve à leur côté le compatriote batteur fidèle de la saxophoniste, Axel Filip, et une jeune violoncelliste espagnole à suivre de très près, Carmen Kleykens. En témoigne « Intempérie », où le dialogue ombrageux du violoncelle avec les deux soufflants crée un climat à la fois instable et puissant qui semble se glisser effectivement dans le moindre interstice, et appliquer un rapport de force si nécessaire, sans emprise, avec un furieux goût de liberté, où Pignon et Kleykens rivalisent à la voix en interjections soudaines, qui se mêlent à un archet très affûté.

Paul Pignon est un personnage à découvrir d’urgence. Né en 1939, il est saxophoniste mais avant tout l’un des pionniers européens de la musique électronique, chose rare, de l’autre côté du rideau de fer. Élève physicien à Belgrade dans les années 60, il étudie avec le compositeur Vladan Radovanović et devient membre du célèbre Studio d’électronique de Radio Belgrade. Ici, Pignon joue seulement d’instruments acoustiques, renchérissant ou soutenant les directions initiées par Camila Nebbia. Toujours dans « Intempérie », au centre de l’album et morceau le plus dense de l’album, alors que le souffle esseulé et cru de la saxophoniste crée un moment suspendu, c’est Pignon qui brise l’instant en compagnie de la violoncelliste, comme un brusque retour au réel. Plus loin, sur « Sensitive Temperature », alors que les soufflants tentent de reconstruire un propos sur les brisures d’un violoncelle ponctué de percussions, c’est dans une autre direction que le quartet s’engage : une mélodie déconstruite et rageuse qui s’agglomérerait avec le temps.

Lorsque, comme dans ce morceau, Pignon est à la clarinette, la musique de ce quartet s’incarne davantage, et joue de la sympathie entre les timbres des instruments. Giravoltant els espaïs lliures est un disque qui confirme, s’il était encore nécessaire, que la musique improvisée est une formidable langue véhiculaire entre des musiciens d’origines et d’histoires si différentes. C’est surtout un très beau témoignage de l’intransigeance de Camila Nebbia dans ses choix artistiques.

par Franpi Barriaux // Publié le 17 avril 2022
P.-S. :