Chronique

Roscoe Mitchell & George Lewis

Voyage and Homecoming

Roscoe Mitchell (ss, ssn, as), George Lewis (tb, elec, fx) + dispositif électronique

Label / Distribution : Rogue Art

Le document proposé par le label RogueArt est indispensable à la fois par la qualité de l’œuvre et par sa charge émotionnelle. Enregistré à Berlin en 2018 à l’occasion du CTM festival, Voyage and Homecoming réunit deux monstres sacrés de l’histoire de la Great Black Music dans un contexte lourd : pionniers de l’AACM, Roscoe Mitchell et George Lewis avaient l’habitude de jouer ensemble avec un autre protagoniste, Muhal Richards Abrams, décédé quelques mois plus tôt. Ce pourrait être une célébration, c’est davantage ; une perpétuation, voire une recherche de l’infinitude qui se jouerait dans les limbes des artefacts électroniques et les fréquences suraiguës du sopranino de Mitchell. Le concert se sépare en trois séquences très identifiables qui marquent chaque étape du chemin. Ainsi « Quanta » est le chant du départ, fait de souffles numériques et de mouvement virtuels sur les claviers de Lewis qui ne touche pas son trombone. Le périple est tortueux, sans filets, et parfois plein d’aspérités, notamment lorsque le saxophone retrouve pleinement sa force, comme reconstituée après moult dispersions moléculaires.

La seconde étape est la plus forte, et nécessite de se souvenir que depuis près de 40 ans, Lewis collabore avec l’IRCAM pour développer des logiciels aux stratégies aléatoires qui interfèrent dans les improvisations. « Voyager » est ainsi issu d’un travail des années 90 que le compositeur, électronicien et tromboniste n’a cessé d’apprivoiser à l’instar d’Anthony Braxton avec le SuperCollider. La surprise ici, c’est d’entendre un piano au toucher familier, joué par l’entité informatique comme ces claviers mécaniques qui faisaient florès dans les années 30. Ce n’est pas l’ère des hologrammes, laissons cela à la pop music jamais lassée par le marketing, mais c’est une évocation plein de tendresse du jeu d’Abrams, de son approche. Un morphing auquel vient se joindre George Lewis au trombone, au son plus franc que jamais. Mitchell paraît en retrait, mais au milieu du long morceau, son tour vient, alors que le piano part en cataractes. Pour ce chemin, le saxophoniste a choisi l’alto, plus anguleux sans doute que le sopranino. Chez lui aussi, on ressent l’importance d’accompagner un frère d’armes disparu, de se retrouver face à cette création désincarnée.

Il n’y a pas de complaisance dans le discours, ni aucune volonté de tirer les larmes. D’ailleurs, dans la toute fin du morceau, après une dernière envolée des touches esseulées du piano, le trio se quitte en se donnant la main, comme pour ne jamais s’oublier. Le retour (« Homecoming ») est définitivement empreint de nostalgie, mais aussi d’une certaine réalité : désormais, les soufflants sont seuls et la route comme la création se doit de continuer. Déliés des univers numériques, trombone et soprano échangent avec vigueur et liberté. Il n’y a pas non plus de heurts, juste des souvenirs qui jaillissent, parfois avec une spontanéité incontrôlable. L’histoire continue, elle est belle. Nous n’en avons pas fini avec ces artistes ; c’est pour cela aussi que cet instant est plein de joie.