Entretien

Roscoe Mitchell, compositeur hyperactif

Le célèbre musicien américain explique comment il décline ses compositions.

Roscoe Mitchell © Gérard Boisnel

Mars 2020. Les derniers préparatifs sont en place. Le saxophoniste Ken Vandermark et la formation de musique contemporaine Ensemble Dal Niente s’apprêtent à s’embarquer dans une courte tournée qui permettra de découvrir une nouvelle composition du multi-instrumentiste Roscoe Mitchell (« Late Trane to Clover 5 ») visant à commémorer le 55e anniversaire de l’Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM).

À plus de 80 ans, le saxophoniste Roscoe Mitchell n’a jamais été aussi actif. De sa résidence de Madison dans le Wisconsin, Mitchell partage quelques réflexions avec Citizen Jazz à la veille de la pandémie de COVID-19 qui provoquera l’annulation de la tournée. « Late Trane to Clover 5 » recevra finalement son baptême lors de l’édition 2021 du Hyde Park Jazz Festival.

Roscoe Mitchell © Gérard Boisnel

- De qui vient l’idée de ce projet ?

L’idée initiale du projet m’a été présentée par Paul Steinbeck. J’ai alors déposé une demande de subvention auprès de la Fromm Foundation afin d’écrire ma composition.

- Pourquoi avoir choisi Ken Vandermark et Ensemble Dal Niente ?

Ils faisaient une tournée et Ken était prévu comme soliste sur les autres compositions. Je l’ai utilisé parce que la composition est une transcription de l’une des improvisations se trouvant sur les CDs Conversations I et Conversations II sur le label Wide Hive Records. En fait, je jouais du saxophone alto sur ces disques et Ken n’en joue pas. Mais il joue du saxophone baryton, alors j’ai orchestré la transcription pour le groupe et le baryton.

- Quelle est exactement l’instrumentation ?

L’instrumentation est la suivante : flûte, clarinette, saxophone baryton, batterie, guitare acoustique, harpe, piano, violon, alto et violoncelle.

- Connaissez-vous les musiciens qui vont jouer votre composition ?

Eh bien, je connais Ken Vandermark mais les musiciens de l’Ensemble Dal Niente ne me sont pas familiers. C’est la première fois que je travaille avec eux.

- Le morceau est-il écrit en totalité ou y a-t-il de la place pour l’improvisation ?

Tout est écrit en me basant sur une improvisation. J’ai donc orchestré l’improvisation qui initialement était jouée par Craig Taborn, Kikanju Baku et moi-même.

- Lorsque vous écrivez, avez-vous des musiciens en tête ?

Je ne fonctionne pas comme ça. Bien entendu, si je connais les musiciens, je peux écrire d’une certaine manière pour eux. En général, j’écris pour une instrumentation spécifique.

À mon avis, une bonne improvisation est une composition en temps réel.


- Essayez-vous de faire passer un message au travers de cette composition ?

J’essaie de transmettre l’idée d’un développement constant du matériau : la composition en temps réel. C’est tout un processus. À partir d’un titre plus large, « Conversations for Orchestra », je crée un cycle de morceaux différents. Le chef d’orchestre Elan Volkov a une série de concerts qu’il donne avec divers orchestres du monde entier, qu’il appelle Tectonics. Il m’a invité un jour à Glasgow et, à l’époque, Il s’agissait d’un tournant pour moi car ce que j’ai fait impliquait ma composition « Nonaah ». J’ai écrit diverses configurations pour des instruments de toutes sortes. À l’époque, la version la plus récente était pour orchestre de chambre. J’ai saisi cette opportunité et transformé une composition pour saxophone solo en vue d’utiliser un orchestre complet. Elle n’avait jamais été jouée avec une section de cuivres et une section de percussions. J’ai donc dû ajouter tout cela. Ensuite, après ce concert, il m’a de nouveau invité—cette fois à Reykjavik. Je ne voulais pas présenter la même composition. J’ai d’ailleurs contacté Paul Steinbeck à ce sujet. Je lui ai demandé de me suggérer des noms de personnes qui seraient capables de transcrire plusieurs des improvisations tirées de mes CDs Conversations I et Conversations II. Paul est revenu vers moi avec plusieurs noms. Un jour ou l’autre, je vais d’ailleurs faire un livre à ce sujet, probablement avec Paul. Ce que j’ai trouvé intéressant, c’est que certains d’entre eux m’ont présenté la première version de leur transcription écrite à la main avant de soumettre la version terminée sur Finale. Certains comme Shirantha Beddage, qui a travaillé sur « Rub », où on entend beaucoup de petits instruments, a créé un orchestre en fonction des notes jouées, ce qui est génial car cela vous donne une idée d’ensemble des sons qui sont émis.

Roscoe Mitchell & Moor Mother © Gérard Boisnel

Certains morceaux doivent être joués tels qu’écrits, d’autres prévoient des improvisateurs. Ce que je trouve intéressant, c’est de découvrir des choses sur moi-même. Lorsque je suis allé à Reykjavik, j’ai écrit une composition sur laquelle je devais improviser. « They Rode for Them », qui est un duo pour saxophone basse et batterie, était à l’origine joué par moi-même et Kikanju Baku. J’ai utilisé la partition pour batterie afin de créer une première orchestration. Je me suis retiré en tant que joueur de saxophone basse pour me réintroduire en tant qu’improvisateur sur le saxophone sopranino. Plus tard cette année-là, j’ai eu la possibilité de travailler avec Petr Kotik à New York. J’ai pris la partition prévue pour saxophone basse et l’ai utilisée pour écrire une composition où Sara Schoenbeck improvise au basson. Dans ce cas précis, j’ai obtenu deux morceaux à partir d’un seul. Ma principale motivation à faire ce travail est de créer un stock d’informations à partir duquel je peux générer plusieurs morceaux. Beaucoup de ces morceaux ont été enregistrés par des orchestres que j’ai assemblés lorsque j’enseignais à Mills College en Californie. Plusieurs enregistrements sont sur le label Wide Hive avec mes collègues de Mills College, mes anciens élèves et des musiciens de la région de San Francisco. D’autres sont sur le label Nessa et sont tirés d’une série de concerts et d’enregistrements réalisés au Canada. On m’a demandé d’écrire pour 20 musiciens : dix de Toronto et dix de Montréal. Nous avons donné deux concerts, un à Toronto et un à Montréal, et sommes aussi allés en studio. La composition s’appelle « Ride the Wind ».

Certains de mes élèves voulaient non seulement transcrire mais aussi orchestrer. J’ai pris Christopher Luna-Mega et Daniel Steffey avec moi en Islande pour l’avant-première de six œuvres. En ce moment, j’ai une autre orchestration qui va sortir sur Wide Hive Records. À partir de certains de ces morceaux, j’obtiens plus d’une interprétation. Ce que j’aime dans ces cycles de compositions, c’est qu’ils me permettent d’étudier d’encore plus près la relation entre la composition et l’improvisation. À mon avis, une bonne improvisation est une composition en temps réel.

Sur certains de ces morceaux, comme la première orchestration de « Frenzy House », j’ai utilisé le grand flûtiste Wilfrido Terrazas de Mexico en tant qu’improvisateur. Plus tard, j’ai travaillé avec Gianni Trovalusci, le flûtiste italien. Je l’ai rencontré pour la première fois à Mills College lorsqu’il était venu donner une master class. De ce fait, j’ai deux versions de cette composition. Chaque fois que les morceaux sont joués, pour ce qui concerne les improvisateurs, ils diffèrent un petit peu. Et si l’improvisateur est différent, c’est une sorte d’extension de la composition. J’ai la chance non seulement de présenter la version originale mais aussi de travailler avec cette improvisation du point de vue d’un compositeur : cela me donne la possibilité de la façonner comme je le veux à travers une orchestration. Vous ne vous attendiez probablement pas à ce que je vous raconte tout cela, mais je pourrais continuer pendant des heures.

Roscoe Mitchell. © Michael Parque

- Vous avez été impliqué dans le jazz et la musique contemporaine. Cette nouvelle composition avec Ken Vandermark et Ensemble Dal Niente n’est-elle pas un moyen de réconcilier ces deux mondes ?

Je suis plutôt du côté de la musique. Je ne raisonne pas en termes de catégories. Il y a tellement de choses fantastiques qui sont réalisées dans ce domaine que l’on appelle la musique. Si votre musique retient mon attention, je vais essayer de comprendre ce que vous faites. C’est dans ma nature. Parfois, j’ai le sentiment que mes meilleures œuvres sont encore à venir. Je pense que cela décrit bien la manière dont je travaille.

Cela me rappelle les années 60 et cela me galvanise.


- Un enregistrement de « Last Trane to Clover Five » est-il prévu ?

Cette composition va être jouée à trois reprises. La première sera à Chicago, puis il y aura un concert à Washington University à Saint-Louis où Paul Steinbeck enseigne et enfin au Big Ears Festival à Knoxville dans le Tennessee. Je devrais recevoir tous ces enregistrements et je verrai bien à quoi ils ressemblent. Tout est un enregistrement potentiel. Si ce sont différents musiciens qui jouent le morceau, cela reste une version différente. Vous avez des interprétations par différents orchestres avec différents solistes. Je crois n’être qu’au début de cette aventure.

Ce matin, je parlais à Daniele Roccato qui a un extraordinaire groupe de contrebasses en Italie, et nous évoquions Hans Sturm. J’ai mentionné Hans Sturm parce qu’il souhaitait me passer commande d’une composition. Et j’ai envoyé à Daniele la partition sur laquelle Hans et moi travaillions depuis plus d’un an. Hans essayait d’étudier les aigus les plus extrêmes de la contrebasse, avec des tas de notes provenant du chevalet. Il a travaillé sur ce morceau toutes les semaines, cinq jours par semaine pendant plus d’un an. J’ai envoyé la musique à Daniele pour qu’il y jette un coup d’œil. Je n’avais aucune idée qu’il connaissait Hans. Le monde est petit. J’aime ce genre de surprises. Il y a tellement de choses intéressantes dans lesquelles s’impliquer. C’est une excellente époque pour la musique. Cela me rappelle les années 60 et cela me galvanise.

- « Last Trane to Clover Five » est présentée dans le cadre de célébrations du 55e anniversaire de l’AACM. Êtes-vous toujours impliqué avec l’association aujourd’hui ?

Je suis toujours impliqué avec l’AACM. En 2015, l’association a fêté son 50e anniversaire et l’Art Ensemble of Chicago a fêté également le sien en 2019. Nous sommes allés à Paris en 1969. C’est alors que nous sommes devenus l’Art Ensemble of Chicago. Nous continuons à faire ce que nous avons toujours fait. J’ai encore donné récemment des concerts avec divers membres de l’AACM. L’autre jour, je parlais à Douglas Ewart qui m’avait envoyé le livre de Yusef Lateef, parce que nous avions joué un concert à Minneapolis, moi, Douglas, Yusef Lateef et Adam Rudolph. Et maintenant nous prévoyons d’autres concerts parce que je fabrique des tas de petits instruments et lui fabrique de magnifiques instruments en bambou. C’est un univers à soi de sons produits à l’aide d’instruments originaux. Je peux vous dire qu’on ne manque pas de choses à découvrir dans ce monde. C’est un mouvement perpétuel.

Roscoe Mitchell en 1998 © Michel Laborde

- Pensez-vous que l’AACM compte autant aujourd’hui qu’en 1965 ?

Absolument. Regardez ses membres. Ils font des choses partout dans le monde. Vous n’avez qu’à regarder George Lewis, Wadada Leo Smith, Anthony Braxton ou Muhal Richard Abrams.

Je préfère les gens qui disent oui plutôt que ceux qui disent non.


- Vous avez pris votre retraite du poste de professeur à Mills College en 2019. Que vous a apporté cette expérience ?

Je vais vous dire une chose. Lorsque je m’asseyais et consultais le portfolio de certains de mes élèves, et que je voyais le volume de travail qu’ils débitaient, je me disais « Attends une seconde, je suis du mauvais côté. Je devrais être étudiant ». Et maintenant je suis un étudiant à temps plein. Cela a été une magnifique expérience. J’ai clairement rencontré des gens brillants. J’en ai déjà mentionné plusieurs. Vous avez également John Ivers. Regardez ce qu’il a fait avec « Distant Radio Transmission », dont j’ai plusieurs versions qui vont bientôt sortir, y compris une en République tchèque avec Petr Kotik et une avec un orchestre de Bologne avec Tonino Batista. Encore une fois, ce sont différentes versions d’une composition qui n’arrête pas d’évoluer.

Je me souviens de jeunes qui m’avaient écrit pour me demander la partition de « The Maze ». Et ils m’ont dit ensuite : « Oh, mais nous n’avons pas tous ces instruments. » Et je leur ai répondu : « Il n’y a pas de souci, utilisez vos propres instruments. » Au final, ils ont créé une version de cette composition qui est brillante. À l’heure actuelle, nous sommes entourés de nombreux jeunes avec des idées très intéressantes. Nous devons y porter notre attention. Je comprends très bien que tout le monde n’ait pas la bride sur le cou. Mais je préfère les gens qui disent oui plutôt que ceux qui disent non.

- À vous écouter, il semble que vous ayez beaucoup de pain sur la planche…

C’est exact. J’ai une commande pour une improvisation en solo tirée de mon concert en solo à São Paulo qui est sorti sur un label brésilien. Cela s’appelle « Sustain And Run », une composition où je tiens une note et joue des phrases d’affilée. La version initiale était pour la nouvelle mouture du Space Trio avec Thomas Buckner et Gerald Oshita. Maintenant, il est composé de Buckner, Scott Robinson et moi-même. Scott Robinson est un homme fascinant et nous travaillons ensemble depuis un bon moment.
D’ailleurs, en parlant de cela, je crois beaucoup aux relations à long terme parce que vous ne pouvez pas apprendre grand-chose à la va-vite Et pour arriver à quelque chose, cela peut prendre beaucoup de temps. C’est pourquoi Duke Ellington était aussi bon.