Entretien

Satoko Fujii, l’universalité élémentaire

Rencontre avec la pianiste japonaise Satoko Fujii

Satoko Fujii est ce qu’on peut appeler une légende discrète. On ne pense pas immédiatement à la pianiste japonaise lorsqu’on évoque l’internationale du free jazz. Pourtant sa discographie est d’une grande richesse. Elle anime depuis des années le jazz et les musiques improvisées à travers le monde, a joué et créé avec la crème des musicien·ne·s de chaque côté des océans Atlantique et Pacifique. Avec son compagnon Natsuki Tamura, on l’a entendue avec les Lillois du collectif Muzzix au sein de Kaze, mais aussi avec Joe Fonda ou Tony Malaby.
« Satoko est la Ellington du free jazz » a pu-t-on lire dans un magazine américain ; son jeu très attentif au son et aux improvisations de ses compagnons justifie la comparaison. Avec la vibraphoniste Taiko Saito, on la retrouve dans un très beau duo. Rencontre avec une musicienne au langage universel.

Satoko Fujii © Philippe Lenglet

- Satoko, pouvez-vous nous présenter votre longue carrière en quelques mots ?

Je continue à avancer, à suivre mes idées et mes sentiments, sans jamais faire de compromis.

- Vous êtes née à Tokyo ; on vous a connue aux USA dans le New York Trio avec Mark Dresser et Jim Black, on vous voit régulièrement dans le nord de la France avec Kaze… Où vous sentez-vous chez vous ?

Je vis sur la Terre. J’ai vécu à Tokyo, Boston, New-York et Berlin, et maintenant à Kobe. Pour moi, ça ne fait pas de grande différence là où je vis.

L’être humain fait naturellement société lorsque nous nous réunissons avec d’autres individus

- Parlons de votre expérience, il y a vingt ans, avec Double Take et les deux grands orchestres, un « East » japonais et un « West » américain… Quelles ont été les différences ? Comment appréhendez-vous les grandes formations ?

Je ne peux pas parler en termes de généralités car il y a tellement de types de musiciens différents en Amérique et au Japon qu’il serait impossible de dire « en général ». Je ne peux qu’évoquer mon expérience personnelle. Mon orchestre new-yorkais compte de nombreux musiciens aux influences musicales très différentes et qui font de la musique avec minutie pour s’écouter les uns les autres. Mon orchestre de Tokyo compte de nombreux musiciens influencés par le free jazz des années 60, je crois. Ils font de la musique de façon agressive avec toute leur énergie. J’ai d’autres orchestres à Nagoya, Kobe et Berlin, et ils sont tous différents. Bien sûr, avec des musiciens différents, l’expression peut être différente, mais je pense que l’être humain fait naturellement société lorsque nous nous réunissons avec d’autres individus ; la combinaison peut forger une identité.

Je jouais du piano dans mon big band, mais depuis peu, j’ai arrêté parce que j’ai découvert que mon véritable instrument est l’orchestre. Je connais maintenant tellement bien mes compagnons d’orchestre que j’entends leur son quand je compose. J’ai l’habitude de fixer un thème principal pour la composition de mon big band et de chercher des idées autour de ce thème. Avoir un projet de grand ensemble, c’est comme peindre une grande toile.

- Avec Kaze, vous documentez toute une réflexion sur le vent, sur les éléments. Est-ce que le rapport à la nature est la colonne vertébrale de votre musique ?

Kaze est un projet tout à fait unique. Ce groupe est vraiment « démocratique ». Nous écrivons tous de la musique, et nous sommes tous des leaders dans le groupe. D’une certaine façon, nous avons tous l’idée de ne pas limiter la façon de s’exprimer. Nous utilisons tous les matériaux, le bruit, le rythme, la mélodie, l’harmonie, le silence, etc. Nous serions heureux de jouer de simples accords en triades ou une mélodie quand nous voudrions l’utiliser. Nous aimerions également apporter beaucoup de timbres, y compris des sons non instrumentaux.

Je tire moi-même beaucoup d’inspiration et d’idées de la nature ou du bruit en ville ou à l’aéroport, etc. Si nous écoutons bien, il y a tellement de beaux sons partout.

Satoko Fujii © Bryan Murray

Je ne sais pas si vous connaissez l’histoire de ma grand-mère dont j’ai parfois parlé. Ma grand-mère, qui est décédée maintenant, a perdu l’ouïe vers l’âge de 80 ans. Elle m’a dit qu’elle avait commencé à entendre de la musique dans ses oreilles après avoir perdu l’audition. Et elle n’avait jamais entendu ce genre de belle musique lorsqu’elle entendait normalement. Je lui ai demandé de la chanter, mais elle n’était pas musicienne et ne savait pas comment la décrire. Je suis toujours aussi curieuse de savoir ce qu’elle a entendu. Je suis toujours à la recherche de cette musique

Avoir un projet de grand ensemble, c’est comme peindre une grande toile

- Vous jouez dans cet orchestre avec votre mari, le trompettiste Natsuki Tamura, avec lequel vous avez de nombreux projets. Est-ce que cette intimité est primordiale ?

Il a une personnalité et une musique très originales. Bien que nous partagions le même genre de valeurs musicales, nous sommes très différents. Je dirais qu’il est beaucoup plus fort pour garder son style et être à l’aise avec sa façon de faire. Il n’y a pas de contradiction dans son tempérament. Je suis tout à fait aux antipodes. Être avec lui me met très à l’aise. Il peut mettre des voix très différentes dans ma musique, même si nous avons la même sensibilité, ce qui peut aussi aider ma musique à être ouverte.

- Vous développez souvent des duos très intimes, on pense à votre travail avec Joe Fonda, mais surtout avec la vibraphoniste Taiko Saito. Pouvez-vous nous en parler ?

Je connais Taiko depuis longtemps. Nous sommes devenues amies avant de faire de la musique. Elle m’a aidée à vivre à Berlin. Je ne parle pas allemand, mais elle a étudié là-bas et y a même élevé deux enfants. Quand j’ai joué avec elle pour la première fois, j’ai remarqué que nous pouvions faire de la musique ensemble, de la même façon que nous pouvons être toutes les deux libres. Alors quand l’occasion s’est présentée, j’étais très enthousiaste et j’ai essayé d’apporter de nouveaux morceaux pour ce projet. J’aime jouer avec elle parce que nous pouvons jouer le « silence » qui n’est pas toujours facile avec certains musiciens. Elle est jeune (par rapport à moi) mais elle est assez mature pour jouer « le silence ».

- Peut-être pouvez-vous nous parler de Puzzle ?

Puzzle est un quintet avec Taiko, Tobias Schirmer (clarinette basse), Natsuki, moi-même et Mizuki Wildenhahn (danseuse percussionniste). Mizuki est une grande danseuse improvisatrice qui utilise la technique du flamenco. Elle a étudié le flamenco en Espagne, mais comme elle aime la musique improvisée, elle s’est perfectionnée en tant que danseuse. Je l’ai connue il y a longtemps par le biais de Mark Dresser. Elle vivait à New-York et y jouait avec de nombreux musiciens. Comme sa mère est japonaise, elle vient régulièrement au Japon et nous avons commencé à jouer ensemble dans ce pays.
Lorsque Natsuki et moi avons déménagé à Berlin, j’ai eu l’idée de lui présenter Taiko. C’est une formidable combinaison car Mizuki peut être également percussionniste. Nous avons découvert qu’il est très facile et amusant de jouer ensemble parce que nous nous percevons bien les uns les autres. Nous avons donc décidé de conserver cette unité. Malheureusement, nous n’avons pas encore de CD et/ou de DVD.

Satoko Fujii © Alain Drouot

- Récemment, et notamment avec Kaze, ou dans Prickly Pear Cactus, vous avez joué avec Ikue Mori. Son électronique est-elle un challenge pour votre jeu ?

Comme l’électronique d’Ikue sonne de façon très organique, je n’ai aucun problème à jouer avec elle. Avant Prickly Pear Cactus, nous avons fait deux albums ensemble, Aspiration avec Ikue, Wadada Leo Smith, Natsuki et moi, et Live at Big Apple in Kobe avec Ikue, Lotte Anker, Natsuki et moi. Je suis toujours émerveillée par son grand sens musical. J’ai remarqué qu’elle jouait magnifiquement avec un son très doux lorsque l’ingénieur du son a mixé notre enregistrement.

- Comment jugez-vous la scène actuelle du free jazz japonais ?

Après avoir vécu en Amérique, au Japon et en Allemagne, je sais qu’il y a de grands musiciens dans toutes les villes. Il y a tellement de musiques différentes au Japon, qu’il n’est pas facile de faire des commentaires pour chacune d’entre elles. Au Japon, la musique non commerciale ne bénéficie d’aucun soutien financier de la part du gouvernement. Mais à cause de cela, nous, les musiciens, faisons de la musique parce que nous aimons tellement la faire. La culture japonaise a deux côtés extrêmes, je pense. Nous aimons les expressions calmes, mais quand nous sortons du cadre, nous nous éloignons vraiment des sentiers battus. Ce caractère affecte également notre expression musicale. Dans toute expression, les Japonais aiment l’intensité.

- On vous a souvent entendu avec des musiciennes et des improvisatrices à l’univers fort Ikue Mori ou Taiko Saito bien sûr, mais aussi Andrea Parkins ou Sophie Agnel. Pensez-vous, comme Joëlle Léandre, qu’il est important de « chercher ses sœurs ? »

Je jouerais avec n’importe quel genre ! Je suis un être humain avant d’être une femme.

Dans toute expression, les Japonais aiment l’intensité

- Quels sont vos projets pour les mois à venir ?

Je n’ai pas de dates de tournée avant la fin de cette année, comme vous pouvez facilement l’imaginer. Mais j’ai plusieurs CD à venir : mon CD solo Hazuki que j’ai enregistré moi-même dans ma petite salle de piano pendant la pandémie en mars 2020, mon CD en duo Keshin avec Natsuki, également enregistré dans ma salle de piano en avril, et mon nouveau trio Tokyo Trio avec le CD Moon On The Lake enregistré au concert de septembre 2020. Ce CD du Tokyo Trio pourrait être le 95e album de ma carrière.

J’espère pouvoir faire une tournée européenne en octobre-novembre 2021. J’enregistre également mes improvisations quotidiennes dans ma salle de piano presque tous les jours. J’ai l’intention de les sortir en téléchargement numérique sur Bandcamp.

par Franpi Barriaux // Publié le 28 mars 2021
P.-S. :