Chronique

Fantôme

En plein jour

Jean-Brice Godet (cl, bcl), Morgane Carnet (bs, ts, ss), Alexandre du Closel (cla), Luca Ventimiglia (vib)

Label / Distribution : 2035 Records

Fantôme est ce qu’il est, une mousseline insaissable, quelque chose qui s’éteint et qui hante, une entité qui vibre à d’autres rythmes que ceux communément admis. Fantôme erre, traverse les murs, se pose sur l’épaule de l’auditeur et lui susurre un tremblement particulier, une répétition intime. C’est ce que l’on entend dans le doux « Nuit froncée », alors que le clavier au son vintage d’Alexandre du Closel vient nous rappeler quelque fragment des Who, ou du moins le croit-on. Mais tout ceci s’effiloche, matière intangible que se perd dans le vortex des soufflants. Il en va de même pour la frappe cristalline de Luca Ventimiglia au vibraphone ; on l’avait remarqué dans Tribalism 3 sur des rythmiques instables et hérissées d’électricité. Tout autre est En plein jour, même si cela reste de l’ordre de l’oscillation. Ce sont des pas qui marquent le sol malgré l’absence et disparaissent aussitôt, comme une buée poétique.

Les soufflants, justement. Ils sont omniprésents, mais eux aussi absolument diaphanes. Certains fantômes font « hou-hou » en faisant crisser leurs chaînes, notre fantôme est amical, sans être Casper non plus : il aime à se réfugier dans les coins sombres et à faire vibrer une complainte. Pour « Seul amant », on sent poindre une tristesse dans la clarinette basse de Jean-Brice Godet, qui nous a habitués à sonder les âmes, notamment dans son solo. Ici, on a le sentiment d’un derviche qui tourne comme une obsession. Nourri à Reich et à Moondog, conscient que c’est de cette forme de transe minimaliste que naissent les esprits frappeurs, même les plus vaporeux, Fantôme s’engouffre dans ce brouillard qui ronge la masse orchestrale et fait perdre le nord, comme un orage magnétique. A ce jeu, Morgane Carnet excelle. Difficile de ressortir une individualité dans cet ensemble de tutti qui fonctionnent comme des cercles concentriques aux directions antagonistes, mais lorsqu’elle tient une ligne, la saxophoniste ne la lâche pas, même quand Godet vient la bousculer de ses stridences, qui trouvent chez Ventimiglia un quasi-double. Mais les paires sont changeantes, mouvantes, elles peuvent glisser subrepticement, voire s’inverser. C’est ainsi que la plupart du temps, ce sont Godet et Carnet qui paraissent inséparables.

Encore une fois, le jury de Jazz Migration ne s’est pas trompé. Fantôme fait un fameux lauréat avec sa musique complexe et onirique, pleine de vapeur colorée et d’esprit, dans tous les sens du terme, fut-ce celui de la distillation d’un alcool inconnu et tannique. Morgane Carnet, qui fait partie de l’ONJ de Fred Maurin dont il nous tarde d’entendre la musique sur disque, s’inscrit durablement au nombre des jeunes musiciennes européennes avec qui il faut compter. Elle fait, avec Godet, partie de cette famille de musiciens que la difficulté ne rebute pas et qui aiment avant tout les défis poétiques. En plein jour est enregistré par Jean-Marc Foussat pour le label 2035, où émargent également le batteur Tom Malmendier ou le saxophoniste Basile Naudet, membre du quartet Adieux, frère de Fantôme. Jean-Brice Godet nous avait parlé d’Adieux Fantôme dans son interview. Ce premier avatar n’a pas fini de follement nous tarauder.

par Franpi Barriaux // Publié le 10 mai 2020
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