Chronique

Satoko Fujii & Natsuki Tamura

Keshin

Satoko Fujii (p), Natsuki Tamura (tp)

Label / Distribution : Libra Records

Un confinement long, un temps à tuer. Satoko Fujii nous a, précédemment, ouvert les portes de son salon de musique pour une introspection solitaire, une divagation sur le lieu et le temps. Il semblait logique qu’on retrouve, en cette période de pandémie, une proposition identique avec Natsuki Tamura. Le trompettiste est son compagnon de toujours et l’époque appelle l’intime. Nous voici donc à Kobe les premiers jours de novembre, le cœur de l’automne réclame davantage qu’un simple enfermement, un cocooning, un retour sur soi ; c’est exactement ce qu’investit « Dreamer » où la trompette transperce et réchauffe un piano d’abord assailli d’affects et qui s’échappe par une main gauche aventureuse. On est coutumier des usages étendus de la trompette de Tamura ; il joue ici simple et clair, à l’instar de « Busy Day » qui ouvre l’album, où les musiciens empruntent un chemin commun, fait de concorde. Ils sont fait pour avancer ensemble, même lorsque le piano s’enferre dans une soudaine nervosité.

Il y a un lien qui dépasse la musique entre Tamura et Fujii. Dans l’ombre de « Donten », alors que les basses du piano tonnent comme un orage lointain - le rapport aux éléments, toujours, chez la pianiste -, la trompette se promène avec une certaine langueur qui se farde d’inquiétude, puis de tension, mais ne cesse de dialoguer avec sa compagne, d’écouter, de chercher la concorde et la quiétude. Même dans « Three Scenes », autre morceau signé Tamura, alors que le jeu d’embouchure est des plus bruts, le piano agit comme une consolation, un soutien qui va prendre davantage d’importance à mesure qu’il devient concertant. Les musiciens se partagent les morceaux à parité, chacun y apporte une part de son univers, de ses doutes, dans un exercice assez nouveau, qui convoque quelques réminiscences, de Monk à Gillespie, sans s’enfermer nulle part ; le lockdown se suffit à lui-même.

C’est une sacrée chronique de confinement à laquelle nous convie le couple, une expérimentation qui prend d’autant plus de valeur quand on songe que ces artistes sont souvent entre deux avions et autant de continents, et que ce temps contraint les a amenés à se poser, à appréhender différemment le temps qui s’égrène. Il en résulte une forme assez neuve, émouvante, où chacun peut trouver les échos de ses propres expériences durant cette curieuse parenthèse. « Drop » synthétise le doute, la langueur, l’attente ; quelques couleurs debussyennes teintent le piano de Fujii avant d’aborder un labyrinthe dont seul la trompette semble connaître le chemin. Le soutien mutuel du duo tient du mouvement perpétuel, d’un pas de deux touchant et poétique. Keshin n’est pas un carnet de bord, un journal comme peut l’être Hazuki, son pendant solitaire. En japonais, Keshin veut dire incarnation, une dimension spirituelle, mais aussi la matérialisation concrète d’une idée abstraite : une vraie représentation charnelle de l’idée de réclusion mi-contrainte mi-volontaire qui caractérise la période. Et un bon remède à la morosité et au spleen.

par Franpi Barriaux // Publié le 28 mars 2021
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