Chronique

Françoise Toullec-Dominique Fonfrède

Ça qui est merveilleux

Françoise Toullec (p), Dominique Fonfrède (voix).

Label / Distribution : GRRR

Citant ses influences dans un entretien récemment accordé à Citizen Jazz, Françoise Toullec évoque bien évidemment Samuel Beckett, écrivain, poète et dramaturge dont le travail avait inspiré les Dramaticules créées il y a quelques années avec sa partenaire en voix, mots et autres sonorités surgies d’un univers absurde et fantaisiste, Dominique Fonfrède. Et quand on lui pose la question des sources de son travail, toute cette inspiration qui guide une démarche originale et ponctuée de rencontres aux vertus synergiques, la pianiste évoque l’idée chez elle d’une navigation du « presque rien à l’excès ».

C’est bien de quoi il retourne avec ce deuxième rendez-vous qu’offrent deux artistes qu’on ne saurait faire entrer dans aucune catégorie prédéfinie. Des personnalités « sui generis ». Elles avancent vers vous, dans un minimalisme de la forme, entrant sur la pointe des pieds, par un accord tacite et ludique passé entre cordes complices, que celles-ci soient vocales ou pianistiques. Il faut dire aussi que leur monde – Beckett est toujours là, lui à qui est emprunté le titre du disque – est ailleurs, tout près de nous et pourtant tellement insaisissable. Ça qui est merveilleux sonne comme un étonnement de nature presque enfantine ou du moins innocente. Un impromptu drôle, animal, instinctif, pensé comme une suite de rencontres furtives où les mots s’effacent subrepticement pour céder la place à toutes sortes de sonorités organiques – onomatopées, borborygmes, râles, caquètements, cris… – parfois dits dans une autre langue, avant de revenir, porteurs d’un sens qu’on croit comprendre ou du moins percevoir, pour finir par se rendre compte qu’ils sont déjà repartis, créatures espiègles qu’ils sont. Se faufilant malicieusement dans cette succession de petites folies vocales et de textes en forme de virages abrupts où l’absurde péremptoire le dispute au babil murmuré, le piano n’est pas en reste, lui qui chante, égrène et commente, s’efforce de donner son avis, à sa façon. Parfois augmenté, toujours taquin et complice. Sans un mot, même si son chant est de même importance que celui de sa partenaire humaine. Dans cette conversation foldingue, allez savoir si le piano accompagne la voix… Peut-être est-ce le contraire après tout ? Vous ne le saurez pas forcément ! « La voix est un organe d’une plasticité incroyable et il est tentant d’utiliser cet instrument dans toute son étendue, que ses émissions soient esthétiques ou non, incongrues ou pas, tous les bruits émanant du gosier pouvant enrichir la palette sonore ». Oui, la voix instrument tout autant que le piano, médiums réversibles et complémentaires, dans une échappée buissonnière et fusionnelle où il ne s’agit plus forcément de savoir mais de ressentir, corps et âme. D’être, tout simplement, évoluant dans une réalité changeante modifiée par nos propres questionnements et tout ce qu’il nous est possible de deviner, avec parfois l’impression de regarder par le trou de la serrure. Ainsi cette série de brèves « Humeurs du jour » comme autant de soupirs et de points d’exclamation existentiels. Ou ces « Leçons de choses » qui nous apprennent par l’exemple, comme on le faisait autrefois sur les bancs de l’école. Ici, la certitude n’est pas de mise, pas plus que la permanence des sensations qui s’enfuient à peine traversées.

Les improvisations de ces deux musiciennes ont été longuement retravaillées pour parvenir à un état plus construit ; elles font de Ça qui est merveilleux un objet musical très pensé et paradoxal à la fois, comme une ode au fugitif et à l’imprévisible. À l’humain, au vivant. Aragon disait : « La réalité est l’absence apparente de contradiction. Le merveilleux, c’est la contradiction qui apparaît dans le réel. » C’est sans doute une belle définition de ce disque qui – on pourrait d’ailleurs le dire de chacun de ceux qu’a enregistrés Françoise Toullec, seule ou bien accompagnée – n’appartient qu’à lui-même.