Chronique

Free Human Zoo

No Wind Tonight

Gilles Le Rest (dms, comp, arr), Matthieu Rosso (g), Emmanuel Guerrero (p), Samy Thiébault (ts), Laurent Skoczek (tb, arr), Nicolas Feuger (elb, b) + Camille Fritsch (voc), Jocelyn Mienniel (fl), Bruno Ortega (fl), Jonathan Edo (perc).

Label / Distribution : Ex-Tension

Il n’est un secret pour personne qu’en 50 ans, Magma aura essaimé, tout au long d’une existence parfois controversée mais toujours exaltée… Nombreux sont les groupes qui, confondant parfois fond et forme, ont revendiqué l’héritage d’un musicien tel que Christian Vander. Mais voilà : il ne suffit pas d’asséner une rythmique martiale et de faire gronder les basses pour se voir décerner le blason « Zeuhl ». Le batteur démiurge n’est d’ailleurs pas le dernier à repousser d’un coup de baguette des tentatives qu’il considère comme exogènes, voire nulles et non avenues… Il arrive cependant qu’une formation parvienne à se glisser avec bonheur dans le sillage kobaïen, donnant à entendre un langage propre et en même temps héritier de cette matrice aux accents opératiques. À l’évidence, Free Human Zoo est de celles-là. Et le fait que No Wind Tonight, son nouveau disque, double de surcroît, soit publié chez Ex-Tension Records, le label dirigé par Stella Vander et Francis Linon, est un bon indice d’une filiation avérée. Dont acte !

Mais ce ne serait pas rendre justice à Gilles Le Rest - compositeur et batteur du groupe, musicien délicieusement illuminé dont la sémantique échevelée est toujours source d’étonnement - que de s’en tenir là. Si, d’un point de vue musical, FHZ peut être perçu comme une hybridation entre la rythmique obsédante et sombre d’une composition telle que « Theusz Hamtaahk » avec la poésie pacifiée de « Félicité Thösz » [1] - l’écoute de la longue suite « Bab’Y » qui occupe tout le premier disque est suffisante pour s’en rendre compte - son univers est bien distinct, néanmoins. Parce que beaucoup plus solaire.

C’est un peu comme si la face à peine cachée de la planète Kobaïa était éclairée pour de bon : elle serait plutôt douce à vivre, pétrie du souvenir de nos anciens, ceux qui se sont battus pour que le monde continue vaille que vaille, et toujours porteuse d’espoir. C’est l’idée que de l’ombre jaillira forcément un jour la lumière. C’est aussi la marque profonde de l’enfance, une source d’émerveillement qu’il faut à tout prix préserver et faire durer autant que faire se peut.

Nous avions insisté sur les qualités de Free Human Zoo il y a deux ans maintenant, lors la parution de Freedom Now !. On les retrouve ici aujourd’hui, intactes, portées par un groupe remanié : Matthieu Rosso (guitare) et Emmanuel Guerrero (piano) sont les nouveaux venus, aux côtés du leader et de son complice Laurent Skoczek (tromboniste et co-arrangeur du répertoire). On n’oubliera pas, bien sûr, la basse essentielle de Nicolas Feuger dans cette histoire et le saxophoniste sensible qu’est Samy Thiébault. Et parce qu’une telle fête n’est jamais assez belle, plusieurs invités viennent ajouter leurs couleurs : parmi eux, on pourra mentionner Jocelyn Mienniel dont la flûte – qu’on nous pardonne ce vilain mot – est comme toujours enchantée.

No Wind Tonight se présente sous la forme de quatre compositions : la longue suite « Bab’Y », haletante de bout en bout et qui à elle seule aurait suffi à faire un disque, est un hommage aux survivants du massacre de Babi Yar [2]. L’obsession rythmique du batteur, sans relâche durant 44 minutes, est habitée par cette évocation douloureuse et ses partenaires sont comme emportés par la force du propos, une puissance que le groupe habille paradoxalement de légèreté, qui est sans doute celle de l’espoir.

Changement d’ambiance avec une autre longue suite virevoltante, « Curritur Ad Vocem », inspirée d’un traditionnel médiéval, qui trouve son origine dans la série dite des « Carmina Burana ». C’est l’occasion aussi d’entendre une voix, celle de la soprano Camille Fritsch, et de découvrir un Free Human Zoo abordant volontiers des rivages plus jazz, un langage dont on sait qu’Emmanuel Guerrero, Jocelyn Mienniel et Samy Thiébault le parlent couramment. Le groupe démontre alors qu’il n’est pas seulement le « fils spirituel de » ; il bondit sous les coups d’éclat en forme de joutes du trombone, du saxophone ou de la guitare. Chaque musicien prend part à une danse qui est celle de la lumière.

Deux autres compositions, plus courtes, s’offrent en conclusion de No Wind Tonight : « Talitha Koum », d’abord hantée par la basse de Nicolas Feuger. Voilà bien un témoignage supplémentaire de la capacité du groupe à sortir du cadre magmaïen en invoquant une musique dont les échappées vous emmènent vers d’autres contrées, celles d’un bop joyeux et syncopé. Apaisement, enfin, avec « No Wind Tonight », ballade en forme de recueillement acoustique dont les nuances dominantes sont celles du piano et du saxophone. C’est la fin du voyage. Trop court, forcément…

No Wind Tonight est un disque chaleureux, terriblement humain, rêveur et obstiné. S’il se situe hors du temps, sa persistance est nourrie par une émotion née de l’instant présent, qui ne se dément pas au fil des écoutes. L’année 2019 commence bien, au moins du côté de la musique… Free Human Zoo a bien raison de croire à son « aventure musicale de libération et d’émancipation ». Élevons les cœurs, comme dirait l’autre !

par Denis Desassis // Publié le 27 janvier 2019
P.-S. :

[1Il est fait allusion ici à deux compositions de Magma, la première étant née au début des années 70 tandis que la seconde vit le jour à la fin des années 2000.

[2Le massacre de Babi Yar est le plus grand massacre de la Shoah par balles mené par les Einsatzgruppen en URSS : 33.771 Juifs furent assassinés par les nazis et leurs collaborateurs locaux, principalement le 201e bataillon Schutzmannschaft, les 29 et 30 septembre 1941 aux abords du ravin de Babi Yar. (Source Wikipedia)