Entretien

Sophie Alour

Rencontre avec la saxophoniste dont la carrière semble prendre un nouveau tournant.

Sophie Alour par Gérard Boisnel

Quatre ans après son dernier disque, Sophie Alour nous livre un nouvel album Time For Love, fait de reprises pour la plupart. Elle s’est entourée d’une pléiade de talents. Une bonne occasion de la rencontrer pour faire le point sur un parcours déjà riche.

Sophie Alour, nous nous sommes croisés à Jazz sous les Pommiers, il y a peu. Vous y jouiez au sein du Rhoda Scott Ladies All Stars dont c’était le concert inaugural. Que vous a apporté cette nouvelle formation ?

Ça faisait plaisir de rejouer avec Airelle Besson (trompettiste) après toutes ces années. Nous avons commencé ensemble dans les Rumbananas ! Et ensuite dans le premier Lady Quartet de Rhoda Scott (orgue Hammond) qui a duré 3 ans environ. J’ai eu plaisir aussi à retrouver Lisa Cat-Berro (saxophone alto), qui n’avait pas joué avec nous depuis 2 ans, remplacée à Coutances par Géraldine Laurent. Et enfin Anne Paceo (batterie) qui a remplacé Julie Saury (batterie) de temps en temps, mais avoir les deux ensemble c’était vraiment intéressant et stimulant.

Que retirez-vous de ce long cheminement avec la « Dame aux pieds nus » ?
De la complicité. Sur scène, nos regards se croisent en permanence et je sais quand elle est à l’aise ou quand elle a du mal avec l’orgue qu’elle joue sur scène ce jour-là. Et pourtant rien ne se voit ! Rhoda est toujours égale à elle même, ne se plaint jamais. C’est un de ses traits de caractère, qui dit beaucoup d’elle. C’est faire preuve de beaucoup de discipline, de sagesse et d’humilité que de ne jamais se plaindre. C’est tout elle.

Sophie Alour © Gérard Boisnel

Notre dernier entretien remonte à votre album La Géographie des rêves en 2012. Pouvez-vous retracer brièvement votre démarche pendant ces 6 ans ?

Il y a eu un évènement, et non des moindres, avec la naissance de ma fille en 2013 qui a bousculé et bouleversé ma vie et ma vision de la vie. Dire en quoi serait assez long et trop personnel. Mais ça compte dans mon cheminement artistique, assurément. En 2014 est sorti Shaker, enregistré alors que j’étais enceinte. Donc le premier disque après la naissance de ma fille c’est Time For Love et ce n’est sans doute pas un hasard.

Précisément, votre dernier album, Time for Love m’apparaît comme un hymne à la douceur, à l’harmonie. Pourquoi célébrer ces thèmes, ici et maintenant ?

Nous avons vécu des choses traumatisantes ces dernières années, qui m’ont profondément affectée et changée. Je ne pouvais pas faire l’impasse là-dessus. Il était pour moi évident que je devais faire quelque chose en rapport avec ces événements. Le musicien de jazz a beau être un peu marginal, il ne peut passer indéfiniment à côté du réel ! C’est la raison pour laquelle j’ai choisi ce visuel de pochette avec ce titre. Je trouve que la juxtaposition de ce collage du street artist Julien de Casabianca, avec une peinture issue du classicisme montrant le combat d’un ange avec un homme, qui surgit au milieu des décombres de la guerre, donnait toute la dimension au titre Time for Love que j’avais choisi. Et finalement ce que je trouve de plus émouvant sur cette pochette, ce n’est pas le surgissement de l’art dans la rue qui viendrait nous sauver de la brutalité du monde, mais le surgissement du réel sur une pochette de disque de jazz !

Mais pour revenir à votre question, pourquoi célébrer ces thèmes de l’harmonie et de la douceur ? Parce qu’il était vital pour moi de répondre à cette violence vécue collectivement.

« Le Temps pour l’amour », le « Temps d’aimer », cela s’applique évidemment à la famille (certains membres de la vôtre sont présents sur cet album) ; accordez-vous beaucoup d’importance à ce qu’on appelle la « famille d’élection », celle des amis ?

J’ai choisi ces musiciens pour leur son, leur façon d’aborder la musique. Cela forme un tout avec ce qu’ils sont, sûrement. Mais je dissocie le musicien du personnage. Je voulais un certain son et c’est le musicien ou la musicienne que j’ai invité(e).

Justement, qu’attendiez-vous en invitant le quintette à vent Allegria (flûte, hautbois, clarinette, cor et basson), une formation classique à l’origine ?

Une certaine solennité je pense, même un certain classicisme. Il a été servi avec talent par François Théberge (arrangements) qui a eu la gentillesse de se plier à mes exigences. Désolée pour cette réponse laconique mais c’est vrai !

Sophie Alour par Gérard Boisnel

En dehors de deux compositions que vous signez, Time for Love ne contient que des reprises. C’est inhabituel pour vous. Qu’est-ce qui explique ce choix ?

J’ai appris à aimer le jazz avec les standards. C’est une musique que je pense bien connaître. Donc revenir aux standards était pour moi une forme de retour aux sources, à mes racines, pour repartir de plus belle et aussi pour affirmer cet héritage dont je suis fière. J’avais aussi besoin de cette respiration, de cette parenthèse, de ne pas forcément écrire de la musique.

Sur le plan musical, j’ai l’impression paradoxale que cet album purement instrumental est aussi, d’une certaine façon, un éloge de la voix, du chant. J’en vois un indice (une preuve ?) dans la façon dont vous jouez du ténor dans « I Loves You Porgy » (Gershwin) et du soprano dans « Left Alone » (Mal Waldron / Billie Holiday). On pourrait en dire autant du jeu de Glenn Ferris au trombone…

Oui, j’ai conçu le disque avec comme référence ultime la voix humaine. Avec Shirley Horn, pour ne citer qu’elle, comme point de mire. La grande prêtresse du silence, la reine de la lenteur. Ce que j’admire le plus chez elle, et chez d’autres aussi que je pourrais citer bien sûr, c’est l’absence de démonstration. Elle n’est pas dans la débauche d’effets mais dans son économie, dans une forme d’austérité de l’effet. Je trouve ça très émouvant. Et beaucoup plus efficace aussi ! C’est l’objectif que je me suis fixé désormais : ne jamais dire en plusieurs notes ce que je pourrais dire en une seule. Je crois que Miles Davis l’a dit avant moi d’ailleurs ! Pas si facile à faire.

L’Introduction de « Answer Me » (Rauch & Winkler) et son accompagnement à l’orgue par Rhoda Scott donnent à ce titre une certaine allure religieuse. Si l’on rapproche cela de la photo sur la pochette de votre disque, on décèle une présence du sacré dans ce projet. Quels sont, pour vous, les liens entre musique et spiritualité, fût-elle laïque ?

Oui c’est vrai. C’était délibéré. J’avais demandé à Rhoda de faire référence à l’orgue d’église dans son introduction et dans sa cadence de fin. Et j’aime assez l’allure de procession de ce morceau. Sûrement aussi parce que Rhoda est quelqu’un de croyant et donc par respect pour elle, je voulais un morceau qui puisse faire référence à ce qu’elle est profondément. Et puis je souhaitais donner une autre dimension à l’amour dont il est question dans toutes les chansons. Cette allure de messe donne à voir une autre dimension, plus religieuse, plus universelle. L’amour de Dieu, comme quête de spiritualité. Et la pochette dit aussi cette imbrication du sacré dans nos vies. C’est la spécificité de l’être humain. Mais pour ma part, la musique n’a jamais été en rapport avec la religion, ou avec le sacré. Avec une forme d’élévation de l’esprit et du corps, oui sûrement, par la discipline qu’elle requiert et par cette forme de concentration si particulière. Pour moi la musique de jazz c’est l’improvisation avec les autres musiciens, le fait que chaque instant est unique et ne se reproduira plus jamais. C’est ce qui fait la beauté et la fragilité du jazz. Il ne vit que dans l’instant. Mais il est vrai que cette communication et cette écoute entre musiciens est une forme de communion.

Et maintenant qu’allez-vous faire ?
Dans l’immédiat, je vous donne rendez-vous les 8 et 9 juin au Sunside à Paris. Pour le reste... c’est top secret !