Scènes

Échos de Jazz sous les pommiers 2016 (1)

Compte rendu du festival normand de Coutances


Alexandra Cravero, Youn Sun Nah et Airelle Besson à Coutances par Gérard Boisnel

Commencé sous un grand soleil d’avril, le festival Jazz sous les pommiers met d’entrée de jeu la barre très haut : un concert majeur et deux créations en deux jours. La suite est aussi prometteuse.

Samedi 30 avril
Géraldine Laurent quartette : At Work
La 35e édition de Jazz sous les pommiers s’ouvre au Théâtre municipal de Coutances par le concert de Géraldine Laurent et de son quartette. Il est entièrement consacré à son dernier album At Work, à écouter d’urgence. Volontiers loquace aujourd’hui, Géraldine propose comme traduction de son titre « En cours », « Au travail », voire « En travaux ». C’est de l’humour évidemment, à considérer comme de l’antiphrase ! Cette œuvre est tout ce qu’il y a d’accompli.

Géraldine Laurent quartette à Coutances par Gérard Boisnel

On entre en matière avec le titre liminaire du disque, « Odd Folk », une composition originale de Géraldine, sur un tempo plus rapide et plus nerveux que sur le disque ; On y retrouve la Géraldine Laurent que l’on connaît, notamment dans une improvisation enfiévrée. C’est encore plus vrai pour « At Work ». « Room Number 3 » est également joué sur un rythme trépidant. Géraldine Laurent y démontre sa vélocité coutumière et son engagement se voit dans ses attaques très nettes. Yoni Zelnik (contrebasse) y signe un superbe solo mélodique quoique très rapide avec des notes à l’écho prolongé.

La nouvelle Géraldine Laurent, plus personnelle dans son propos, plus apaisée aussi (« l’effet de la quarantaine », plaisante-t-elle en privé) se révèle surtout dans les ballades. Ma préférée est peut-être « Another Dance », aux allures de confidence : mélodie très prenante, chant profond du saxophone. On retrouve ces qualités dans « N-C Way », avec une superbe introduction en duo avec Donald Kontomanou (batterie), pièce toute en délicatesse. Une grande paix et une extrême douceur règnent sur cet hommage à sa ville natale, Niort. L’improvisation, très lyrique, de Paul Lay (piano) prolonge ce climat.

Dans les reprises, la ballade « Chora Coraçao » d’Antonio Carlos Jobim appartient sans contexte au même état d’esprit. Tout ici est grâce, délicatesse et mélodie. Le piano de Paul Lay semble prendre plaisir à distendre le temps. Ce sont des moments magiques. A l’opposé, l’hommage à Thelonious Monk du rappel est tout simplement vibrant et vibrionnant.

Commencer un festival ainsi est de très bon augure et on va le vérifier très rapidement.

Airelle Besson et l’Orchestre régional de Normandie invitent Youn Sun Nah
Cette première création de la 35e édition prend place dans le cadre de l’Année France-Corée 2015-2016 qui célèbre le 130e anniversaire des relations diplomatiques entre les deux pays. C’est l’occasion pour Jazz sous les pommiers de renforcer son partenariat avec le Jarasum Jazz Festival, la plus importante manifestation de jazz en Asie. Six concerts s’inscriront dans ce cadre à Coutances et une programmation en miroir permettra l’équivalent en Corée.

A cette occasion, Airelle Besson réalise un vieux rêve : inviter son amie Youn Sun Nah. C’est sans doute à elle que pensait Airelle quand elle nous confiait en 2013 penser à une chanteuse « plutôt instrumentiste avec un ambitus large et un bon panel d’expressions ». Pour que la rencontre se fasse, il aura fallu que Youn Sun Nah interrompe son année sabbatique commencée en octobre 2015. L’insistance amicale d’Airelle et la force de persuasion de Denis Lebas, directeur du festival, auront été nécessaires pour la convaincre.

Airelle Besson et Youn Sun Nah à Coutances par Gérard Boisnel

L’œuvre, entièrement composée par Airelle Besson, sur mesure pour Youn Sun Nah, et dirigée par Alexandra Cravero , réunit les vingt-cinq musiciens de l’Orchestre régional de Normandie et le trio d’Airelle : Benjamin Moussay (piano), Stéphane Kerecki (contrebasse) et François Laizeau (batterie). Elle se présente sous la forme d’une suite orchestrale constituée de pièces indépendantes.

La première, « Lueurs », commence de façon très mélodique. Airelle Besson a beau protester qu’elle ne s’y connaît guère en cinéma et que la musique de film n’est pas sa culture, force est de constater que cette composition est très visuelle pour ne pas dire cinématographique. Youn Sun Nah fait son entrée sur « Envol ». Son chant, d’abord très grave, s’élève très haut avant d’alterner les deux registres avec une qualité qui évoque une voix lyrique. L’émotion que procure ce titre se lit sur le visage d’Airelle et semble balayer la tension que l’on sentait chez elle depuis le début du concert.

La transposition de « Neige », pièce culte de Prélude (Naïve, 2014), revient à un usage de la voix qu’on connaît mieux chez Youn Sun Nah. Le duo trompette-voix est tout simplement somptueux. On retrouve quelque chose de semblable dans « Candy Parties ».

« Around the World with Youn Sun Nah », pièce chantée en anglais, est aussi un beau moment d’émotion pour le public et pour les deux jeunes femmes. Airelle Besson l’avait envoyée « en aveugle » à Youn Sun Nah, il y a sept ou huit ans. La destinataire avait beaucoup apprécié mais ne l’avait jamais interprétée avant ce grand jour.

Année France-Corée oblige, le programme se termine avec « Corea », avec la participation d’Aram Lee et de Joce Mienniel qui avaient assuré une première partie pleine de sensibilité.

La réussite unanimement saluée de cette composition pour orchestre et groupe de jazz, portée par trois femmes, devrait inciter Airelle Besson à continuer dans cette direction. Elle aura au moins convaincu Youn Sun Nah de se montrer plus accueillante envers les nombreuses sollicitations qui lui sont adressées par des orchestres.

Dimanche 1er mai 2016
Céline Bonacina trio & le Megapulse Orchestra
Voilà un projet ambitieux né il y a plus d’un an et demi. Il rassemble, autour de Céline Bonacina (saxophone baryton) et de ses compositions, son trio et une soixantaine de musiciens, amateurs et professionnels sous la houlette de Didier Momo (direction d’orchestre et arrangements).

Pour réunir tous ces musiciens et chanteuses, il aura fallu mobiliser les ressources artistiques et pédagogiques de l’Orne, du Calvados, de la Mayenne, de la Sarthe, de l’Ille-et-Vilaine et de la Manche : un vrai défi à la logique administrative !

Nous répondons d’abord à « L’Appel du désert », une pièce très rythmée menée par le saxophone baryton qui reprend régulièrement le thème et un chœur de trois femmes. On poursuit avec un titre interprété au saxophone soprano. Céline Bonacina y enchaîne, de l’aigu au plus grave, avec un son plein et rond, de très beaux passages de mélodie et d’autres plus dansants menés par des percussions latines. Après une très longue improvisation de Céline, virtuose et musicale, où elle n’est soutenue que par Hary Ratsimbazafy (batterie) et Olivier Carole (basse), on revient à un tutti très mélodique. Le batteur conclut par un beau numéro appuyé par les percussionnistes.

Céline Bonacina à Coutances par Gérard Boisnel

« Mon île vue du ciel » voit Airelle Besson faire son entrée comme invitée. Les tutti y alternent avec des dialogues, des duos ou des prises de paroles alternées, rythmiques et mélodiques d’Airelle et de Céline. La musique est portée à son point d’incandescence.

Et on va conclure avec une « Transcendance » qui nous fait décoller. La danse menée par la batterie et les percussions est ponctuée par le baryton tantôt grondeur, tantôt cajoleur et accompagnée par les cordes et les cuivres. Le bassiste y signe un solo décoiffant en pizzicato et en slap. Un jeune et prometteur saxophoniste baryton, Hugo Juguet, y signe un beau solo mais surtout soutient un dialogue bien musclé avec Céline Bonacina.
Ce projet gorgé de couleurs et de rythmes est appelé à tourner. Il sera notamment à l’Europa Jazz Festival du Mans. Ne le manquez pas.