Stan Getz, toujours lui, vingt ans après…
On s’en souvient : il y a vingt ans, le 6 juin 1991 disparaissait à Malibu, Californie, le saxophoniste ténor Stan Getz, à l’âge de soixante-quatre ans. Stan Getz avait été « embarqué » très tôt par Jack Teagarden, devenu son tuteur légal pour que le gamin qu’il était encore puisse suivre l’orchestre sur les routes intrépides d’Amérique. En ce début fatal du mois de juin 1991 il y avait donc quelque cinquante années déjà qu’il parcourait les scènes de jazz du monde entier, jouant ici avec untel, là-bas avec un autre. Jouant ceci ou bien cela. Mais pas en même temps… Car Stan Getz avait plusieurs mondes. Et peut-être plusieurs vies.
Les célébrations ont ceci de bon qu’elles sont parfois l’occasion de ramener au jour des moments plus ou moins tombés dans l’oubli. Ou de mettre « en perspective » ce qui, parfois, semble important et ne l’est pas tant que ça vingt ans après. Parfois, c’est l’inverse qui se produit.
Sony Music publie donc, pour marquer les vingt années qui nous séparent désormais de Stan Getz, un coffret de sept CD, correspondant aux disques publiés chez Columbia de 1975 à 1980 (il s’agit ici des dates de publication, celles des enregistrements étant parfois antérieures de plusieurs années – jusqu’à trois pour Captain Marvel). On y trouve tout Getz : ce qui, à bien des égards, caractérise non pas l’art, l’esthétique de ce musicien magnifique, mais ce qui définit son « parcours », à savoir la multiplicité, la diversité. Mais une multiplicité, une diversité fondées sur l’unité : celle de la maîtrise, et celle d’un son à nul autre pareil, pour ainsi dire parfait. Stan Getz reste lui-même dans toutes les situations, et dans les pires moments (et il y en a dans son histoire), il est toujours au-dessus de la « mêlée », un peu comme s’il demeurait, malgré les apparences, indifférent à telle aventure musicale plutôt qu’à telle autre. Qu’il joue « cool », « bop », « bossa nova », « jazz-rock » - en admettant que ces étiquettes aient un sens -, Getz est lui-même. Rien que de très normal pour qui disait (comme le souligne V. Bessières dans l’excellent livret du coffret) : « C’est moi qui sors de mon saxophone » ! Et Bessières de souligner : « Ce qu’il jouait, c’était lui ». Voilà ce qui, n’en doutons pas, différencie les grands musiciens : non pas la technique, le savoir musical, mais cette faculté de ne faire aucune différence entre soi et sa musique. De se dire dans sa musique. Et bien plus encore, de n’être que cette musique.
On découvrira ou redécouvrira donc sur ces CD Columbia de superbes moments. Au premier chef :
- Captain Marvel avec Chick Corea (piano électrique), Stanley Clarke (basse), Tony Williams (batterie) et Airto Moreira (percussions). Un « objet » inclassable entre jazz rock, fusion et musique latine. Mais surtout un climat général si dynamique qu’il emporte notre adhésion dès les premières mesures pour ne plus nous lâcher.
- The Best of Two Worlds avec Joao Gilberto et, entre autres Steve Swallow (basse), Billy Hart ou Grady Tate (batterie). Retour - réussi - à la bossa et à Gilberto mêlant avec bonheur le portugais et l’anglais, parfois entremêlés, dans une plénitude sonore souvent éblouissante.
- The Peacocks avec Jimmy Rowles (piano), Buster Williams (basse) et Elvin Jones (batterie). Le titre éponyme que Getz enregistra à maintes reprises est ici donné à son acmé. Il y a dans cette version (qui n’est pourtant pas généralement tenue pour la plus passionnante), des moments somptueux et une entente, une cohésion – mieux, une cohérence – entre les musiciens qui est sans doute à l’origine de sa réussite.
Les quatre autres disques renferment un peu de tout et pas toujours le meilleur. Inutile de s’éterniser sur les enregistrements qui tendent le plus souvent, chacun à sa façon, vers une sorte (ou plusieurs sortes, donc) de « jazz-rock fusion » très seventies, sans jamais être très convaincants. Loin s’en faut. Il n’empêche, Getz est toujours au-dessus du lot ; et non seulement cela, mais aussi au-dessus de ce qui semble se joue r ; en toutes circonstances (même les plus médiocres) il demeure un seigneur de la musique.
Pour mieux se convaincre que Stan Getz restera éternellement un des plus grands inventeurs du jazz et, donc, pour se souvenir du 6 juin 1991, on préférera sans doute réécouter son dernier enregistrement en duo avec le pianiste Kenny Barron, People time [double CD Verve Gitanes]. Celui-là est sans défaut, un don musical inépuisable qu’il nous offrit à la veille de céder face à la vie.