Entretien

Stéphane Payen, l’alchimie de la maturation

Stéphane Payen parle du Workshop et de All Set au côté d’Ingrid Laubrock.

Stéphane Payen, photo Christophe Charpenel

Stéphane Payen a une rentrée bien remplie. Avec pas moins de trois disques sortis dernièrement ou à sortir, il peut se flatter d’être dans une belle forme créatrice. Proposant notamment deux nouveaux enregistrements à son Workshop, il en profite pour élargir le line-up du quartet de départ et amener le groupe vers des dimensions encore peu explorées. Parallèlement à cela, un quartet nouveau (qui donnera certainement lieu à une suite), dans lequel on peut entendre Tom Rainey et Chris Tordini donne l’occasion de enfin concrétiser sur disque une collaboration au long cours avec la saxophoniste Ingrid Laubrock. Mais tout ceci n’est pas le fait d’une boulimie, plutôt l’aboutissement d’un long processus qui se fait dans la réflexion et le plaisir du jeu. Rencontre avec le saxophoniste pour nous parler de tout ça.

THE WORKSHOP


- Quelles ont été les perspectives d’exploration à l’origine de la création du Workshop ?

A l’origine, il n’était pas question de construire quoi que ce soit. Il s’agissait juste de pratiquer (avec certaines directions en tête toutefois). Et j’ai ressenti la nécessité de le faire collectivement plutôt qu’enfermé chez moi (pratiquer la musique seul devient de plus en plus compliqué pour moi). J’ai donc proposé à Guillaume Ruelland et Vincent Sauve de nous voir régulièrement, avec une façon de fonctionner assez précise (pas de partitions mais des modes d’organisations particuliers) que je ne souhaitais pas transformer dans un premier temps, et avec l’éventualité, donc, que cela puisse ne pas leur plaire. Cela a duré ainsi presque deux ans (avec l’arrivée en cours de route d’Olivier Laisney). Nous avons fini par avoir quelque chose à présenter à un public, ce que nous avons fait dans un bar de la rue Saint-Maur, le Chat Noir (à noter d’ailleurs que ce genre d’endroits, où une musique est susceptible de s’épanouir, sont de plus en plus rares…). Pendant quelque temps nous avons joué régulièrement là-bas en partageant le plateau avec un groupe piloté par d’anciens élèves du CRD de Montreuil (dont Jon Lopez de Vicuna et Mathias Wallerand) qui était un peu dans la même démarche.

- Quelle est l’importance du rythme dans le Workshop ?

C’est une donnée non négligeable de par l’origine de ce que nous mettons en place collectivement, des modes de communication qui sont en jeu. Mais bien sûr sans oublier que le rythme peut aussi être une mélodie de timbres et bien d’autres choses encore. Pourtant, s’il est vrai que le rythme a joué un rôle prépondérant au début de l’aventure The Workshop, aujourd’hui nous investissons d’autres territoires et il me semble que les choses s’équilibrent. Le son de groupe évolue et j’aurais plutôt tendance à parler de phraséologie et de scansion.

- Quelle est l’articulation entre la composition et le jeu ?

Tous les éléments de jeu, les règles (comme dans un jeu de société) sont dans la composition. Il y en a même plus qu’il n’en faut. Les personnalités de chacun amènent à choisir telle règle plutôt que telle autre afin qu’au final nous offrions une musique vivante aux auditeurs.

-D’où vient l’envie, sur les deux derniers disques, d’intégrer de nouveaux musiciens ? Comment se sont faites les rencontres ?

Je parlerais de nécessité plutôt que d’envie. Nous disposons, depuis quelques années maintenant, de différents répertoires : certains autour de sons, de timbres dont nous ne disposions pas ou que d’autres musiciens utilisent eux aussi. Il s’agit donc d’apporter une nouvelle voix ou d’en renouveler une déjà présente. Les invitations faites à Bo Van Der Werf (nous nous connaissons depuis plus de 20 ans !), Nelson Veras, Thibault Perriard, Sylvain Debaisieux, Jim Hart ou Tam De Villiers étaient finalement assez logiques ; comme par le passé celle lancée à Charlotte Testu (autour de pièces de Hans Werner Henze) dont il n’y a malheureusement pas de trace discographique, ou Robert Mitchell que nous pourrons bientôt accueillir, j’espère.

The Worskshop et Charlotte Testu, photo Christophe Charpenel

- Comment passe-t-on d’un quartet assez resserré à une formation plus élargie ? Tout est-il écrit ou est-ce que chacun peut prendre des initiatives ?

Nous jouons avec des règles communes qui sont propres à cet orchestre (mais qui ne viennent pas de nulle part non plus). Si tout le monde joue le jeu, les choses peuvent fonctionner. Les prises d’initiatives sont donc bienvenues et le résultat de nos pratiques collectives peut influer sur l’évolution, la transformation du résultat final qui n’est donc jamais figé. Il y a donc un équilibre à trouver entre l’écriture (considérée comme une proposition, un espace de jeu à développer collectivement) et l’improvisation qui en découlera. Le nombre (quartet ou formation plus élargie) n’est finalement pas si important. Il s’agit plutôt d’une alchimie entre des personnes et de leurs capacités à communiquer avec l’autre (musicien ou auditeur).

- On a l’impression que le Workshop est arrivé à une forme de maturité lui permettant d’explorer de multiples directions. Quels sont les projets pour l’avenir ?

Merci ! Voilà 10 ans que nous avons commencé à jouer ensemble. Je crois que nous avons simplement pris le temps de laisser les choses maturer. Et tout cela ne serait pas possible sans l’engagement sans faille de Vincent, Guillaume et Olivier que je ne pourrai jamais assez remercier.

Pour la suite, ça se bouscule. Notre production discographique n’est que l’arbre qui cache la forêt. Il y a de multiples répertoires à explorer et j’espère que nous arriverons à leur donner vie (l’association In’n Out me donne un énorme coup de main pour cela). En 2020, nous avons pu créer Four Winds, un corpus particulier pour Olivier Laisney, Sylvain Debaisieux, Bo Van Der Werf et moi (donc sans basse ni batterie) et plutôt destiné à des lieux très réverbérants. Cette année nous avons pu donner un premier concert avec West Coast, en septet, autour d’un répertoire influencé par le sabar sénégalais et la musique ewe (Ghana, Togo) ; avec de nouveaux invités comme le percussionniste Waly Loume ou encore Jozef Dumoulin à la sanza. Nous explorerons divers répertoires en 2022 dont l’un prévu pour l’automne en grande formation ; un « grand » Workshop qui devrait grouper entre 12 et 15 musiciens.

Ingrid Laubrock, photo Gérard Boisnel

INGRID LAUBROCK


- Depuis quand connaissez-vous Ingrid Laubrock, dans quelles circonstances vous êtes-vous rencontrés ?

Notre rencontre remonte à décembre 2002. Ingrid Laubrock vivait alors à Londres et faisait partie du collectif F-ire. Barak Schmool, l’un de ses membres, m’avait invité pour enseigner une semaine à City University. C’est à cette occasion que j’ai rencontré Ingrid ou encore Tom Arthurs et que j’ai découvert toute une partie de la scène londonienne.

- Comment est née l’idée du groupe ? Comment s’est fait le choix des musiciens ?

Nous avons toujours suivi nos travaux respectifs et avions parfois évoqué l’idée de jouer ensemble un jour. Il y a quelques années, j’ai eu la chance de participer au groupe Progressive Patriots de Hasse Poulsen avec Tom Rainey. Au fil des discussions, l’idée s’est installée de concrétiser la chose. Au départ, j’ai proposé à Ingrid que nous montions un octet qui reprendrait All Set, une pièce du compositeur américain Milton Babbitt autour de laquelle nous pourrions chacun écrire une partie de répertoire. Puis un peu de pragmatisme nous a amenés à procéder par étapes en commençant par un quartet qui serait la base de l’octet. C’est sous cette forme que nous avons effectué notre première tournée et pu enregistrer pour le label RogueArt.

- Avez-vous écrit pour le quartet ou sont-ce d’anciennes compositions ? Vous vous êtes réparti le répertoire. Pourtant, il sonne de manière homogène. Comment avez vous réussi cette unité ?

Le répertoire a été spécialement écrit pour ce groupe. Comme l’idée est toujours de travailler un jour autour de la pièce de Babbitt, nous en avons tiré un certain nombre d’éléments (quatre séries de douze sons pour être précis) que nous avons avons utilisés pour écrire quatre morceaux chacun. Pour ce qui est de l’homogénéité, j’avoue ne pas m’être posé la question. Peut-être est-elle simplement dû aux individualités qui composent le quartet ? L’écriture est-elle passée au second plan, laissant chacun apporter sa couleur ?

- D’où vient, d’après vous, cette capacité des musicien.ne.s de votre génération à mêler une écriture contemporaine exigeante et toujours cet art du swing, fût-il implicite ?

Je n’ai pas l’impression que cela soit propre à ma génération. Quelqu’un comme Anthony Braxton le montre bien d’ailleurs. J’aurais d’ailleurs tendance à questionner cette notion d’écriture contemporaine. Laquelle est la plus contemporaine ? Celle des Babbitt, Ligeti, Boulez, Feldman, Cage, Nono, Stockhausen, etc. ou celle d’Ellington, Mingus, Parker, Coleman, Braxton etc. ? Je préfère entendre le terme contemporain comme « d’aujourd’hui ». Ainsi, il me semble que cela a toujours existé chez les musiciens à l’écoute de leur époque. La pièce de Babbitt a été créée en 1957 par un octet avec Bill Evans, et les exemples ne manquent pas d’œuvres dîtes « jazz » fortement marquées par les musiques dîtes savantes, et vice versa, sans parler de l’apport des musiques dîtes « populaires » ou du « monde ». Ligeti semblait être un grand amateur de salsa, Varèse est venu écouter Coltrane… les anecdotes ne manquent pas.