Chronique

Sun Ra

At The Showcase Live in Chicago 1976 - 1977

Label / Distribution : Jazz Detective

Ce sont les flûtes et les percussions qui éveillent les sens lorsque l’Arkestra s’ébranle, les rites ancestraux propagés par ces instruments donnent corps à des aventures sans cesse changeantes, « New Beginning » installe un suspense intense. Les titres des pièces musicales sont connus mais la narration diffère comme à chaque fois. Sun Ra reste fidèle à l’esprit des musiques afro-américaines mais il a la capacité de se réinventer en plongeant dans d’innombrables racines. L’Afrique n’est jamais très loin, les danses colorées et la propension à renouveler les chants comme le fait la fidèle June Tyson se manifestent amplement dans « View From Another Dimension ». Les musicien·ne·s sont disposés à aborder une nouvelle cosmogonie où les improvisations héritées du free jazz demeurent judicieuses, portées par une amplification sonore changeante et des ruptures de rythmes perspicaces.

L’enthousiasme propagé par la troupe musicale doit contaminer le public, lors de ses apparitions en Europe, les musicien.ne.s invectivaient le public, souvent cérébral, Wake Up, You Dance ! scandaient ils. Ici, la réaction du public américain diffère et lors de ces deux concerts donnés au Showcase à Chicago en 1976 et 1977, la ferveur l’emporte sur les interrogations, fussent t’elles enjouées. Le maître de cérémonie se soucie peu des tournures que le concert prendra, il tire des sons hétéroclites de ses claviers électriques à l’image de « Calling Planet Earth » et n’hésite pas à explorer une gamme de sons que beaucoup jugeraient désuets. La force manifeste qu’il tire de ses musicien.ne.s porte ses fruits, les fidèles lieutenants John Gilmore, Marshall Allen et Danny Thompson diffusent une variété de spectres sonores avec leurs saxophones ténor, alto et baryton. John Gilmore est incontestablement l’un des plus grands saxophonistes ténors de l’histoire du jazz et s’il n’était pas resté fidèle à Sun Ra, une carrière sous son nom aurait bouleversé l’histoire du jazz. Son intervention splendide dans « Synthesis Approach », composition imprégnée par le rhythm & blues, déborde de vitalité.

Si le jazz se répand dans l’orchestre par des riffs empruntés à Fletcher Henderson et Jelly Roll Morton, c’est avant tout un pan des musiques afro-américaines qui s’installe. « Ankhnaton » propage une fièvre contagieuse et des arômes de bebop contaminent « Velvet » magnifié par une trompette issue en droite ligne de Kenny Dorham. L’orgue swinguant de « Rose Room » annonce les luxuriances de la jungle alors que « Theme Of The Stargazers » essaime des chants de prêcheurs, le gospel s’unit à la science-fiction. Les applaudissements du public conquis durent longuement alors que des airs édifiants ne cessent de relancer la machine intergalactique. Le réputé « Space Is A Place » se voit réhaussé par la guitare hendrixienne de Dale Williams et précède les vocaux étonnants de « Ebah Speaks In Cosmic Tongue » qui préfigure astucieusement le rap.

Témoignage d’une époque où beatniks et jazzmens ne faisaient qu’un pour célébrer les péripéties extravagantes de Sun Ra, ce double album mérite une place de choix dans votre discothèque, l’utopie et la joie communicative s’y propagent somptueusement.

par Mario Borroni // Publié le 30 juin 2024
P.-S. :

Sun Ra (p, electronic keyboards), John Gilmore (ts), Marshall Allen (as, fl, kora), Danny Davis (as, fl), Eloe Omoe (as, bcl), Danny Thompson (bs, fl), Michael Ray (tp), Ahmed Abdullah (tp), Emmett McDonald (tp), Vincent Chancey (cor), Dale Williams (g), Richard Williams (b), Luqman Ali (d), Eddie Thomas (perc), James Jackson (ancient infinity drum, oboe), Atakatune (congas), June Tyson (voc), Cheryl Banks-Smith (voc), Wisteria-Judith Holton (voc)