Köhntarkösz, on n’a pas tous les jours 50 ans
Köhntarkösz, cinquième album studio de Magma a fêté ses 50 ans.
Magma © Jacky Joannès
2024 a célébré le cinquantième anniversaire de Köhntarkösz, cinquième album studio de Magma. Cet album mythique, paru à l’origine sur le label Vertigo Records et chez A &M en Grande-Bretagne, résonne chez beaucoup de passionnés comme la perception d’un univers musical captivant, unique. Notre confrère Denis Dessasis passionné de la première heure, a récemment publié la chronique de ce disque qui bénéficie dans sa réédition limitée d’un bonus Live in Beijing enregistré en 2015. Ce cinquantenaire permet de prendre des nouvelles de Christian Vander qui a été immobilisé durant quelques mois suite à une chute. Après une période de rééducation, le moral est au beau fixe pour le batteur qui reprend avec vigueur les répétitions de son groupe en vue d’une nouvelle tournée en 2025. Notre conversation recentrée sur l’enregistrement de Köhntarkösz s’est également orientée vers le jazz et ses acteurs d’hier et d’aujourd’hui.
- Magma © Jacky Joannès
- Köhntarkösz est sorti un an après Mekanïk Destruktïw Kommandöh : quel regard portez vous sur l’évolution de la thématique musicale ?
Dans tous mes albums, chaque thème que j’ai développé a provoqué quelque chose en moi, l’effet de surprise est essentiel. J’avais de bons exemples avec les disques de John Coltrane qui à chaque fois ont été de véritables surprises personnelles. Pour Köhntarkösz je m’orientais vers un motif répétitif. J’ai toujours cherché à écouter des musiques que je ne connaissais pas, il est important de se surprendre soi-même.
- Jannick Top se révèle être le musicien indissociable à vos côtés lors de la conception de Köhntarkösz ?
Effectivement, Jannick Top était indissociable. Quel dommage que nous nous soyons séparés par la suite, il a choisi une autre voie malheureusement. Nous deux, c’était quelque chose d’unique, de formidable. Je vais te citer un exemple, il m’avait confié des bandes enregistrées en 1976, son type de conception musicale était unique, j’ai écouté cela attentivement, c’était fort, un choc. Je lui ai rendu ses bandes, n’étant pas prêt à travailler tout de suite dessus. Bien longtemps après, je lui ai demandé s’il était disponible pour que l’on fasse quelque chose avec ces enregistrements, mais il ne les a plus jamais retrouvés. Où sont-elles passées ces bandes enregistrées ? C’est Jannick (rires).
- Vous avez aujourd’hui son fils Jimmy à vos côtés dans Magma, retrouvez vous des similitudes avec le jeu particulier de son père ?
Non, avec Jimmy on retrouve plutôt des attitudes, mais attention il est très impliqué dans Magma. Pour en revenir à Jannick je peux te dire qu’on se demandait chaque soir ce qu’il allait jouer tant il était surprenant. C’est un génie, vraiment, je n’ai jamais rencontré un bassiste comme ça dans le monde. J’ai un souvenir édifiant, on était en tournée, il y avait de nombreux groupes de jazz-rock qui émergeaient à cette époque comme Weather Report. Jannick réglait sa basse sur scène pendant la balance, j’étais dans la salle et là je vois un bassiste de renom programmé avec un groupe qui arrive et se met à tourner autour de l’amplificateur. J’observe et je le vois stupéfait, il continuait de circuler, cherchant à savoir comment Yannick pouvait obtenir ce son.
Le jazz nous permet d’évoluer à l’intérieur des choses, la batterie c’est être là où on ne nous attend pas.
- Que pensez vous de Michel Graillier qui a fortement marqué le jazz en France et et qui intervient aux claviers dans Köhntarkösz ?
Il me manque beaucoup, il posait ses mains sur le piano et on savait que c’était lui, c’était un musicien merveilleux.
- Vous aviez également été impressionné à cette époque par Jean-Pol Asseline ?
Dans la version de Live Köhntark, Jean-Pol prend un chorus sur « Hhaï » sans qu’à aucun moment cela ne fasse référence à des pianistes connus comme McCoy Tyner ou Herbie Hancock, on avait l’impression que c’était écrit, très beau. Son chorus ne prendra jamais une ride.
- Toujours sur Köhntarkösz, on note l’apparition d’un guitariste anglais, Brian Godding qui nous a quittés en 2023. Il a marqué la scène créative britannique par ses apparitions dans les formations de Keith Tippett, Mike Westbrook ou Kevin Coyne, comment s’est déroulée votre collaboration ?
On a joué le thème « Coltrane Sündïa » tous les deux et je me souviens qu’on a répété ensemble juste un quart d’heure. On a tout de suite été en osmose, je l’appréciais beaucoup.
- Klaus Blasquiz demeure un des personnages clés à vos côtés dans Köhntarkösz, pouvez-vous nous en parler ?
Au départ, j’avais un mal fou à trouver un chanteur en France pour Magma. Une fois que j’ai entendu Klaus, je ne me suis pas posé de question, c’était clairement lui qu’il fallait. C’est une personne formidable, durant tous les concerts qu’on a partagés, je ne l’ai jamais entendu une seule fois se plaindre sur scène pour un retour de son ou pour de quelconques problèmes techniques, c’est un grand professionnel.
- Stella Vander © Jacky Joannès
- Par votre expérience, vous avez un œil avisé sur l’évolution de la batterie, comment percevez vous l’instrument actuellement ?
Ce qui se passe, c’est que les écoles ou les conservatoires suivent tous dans la même ligne, bien souvent les professeurs n’ont pas la pratique de la scène et l’enseignement est fait de clichés. La restitution des exercices est bien détaillée actuellement, mais je dirais que la batterie au sens large est trop linéaire, il faut aller vers des ouvertures. Je travaille depuis toujours les rythmes superposés dans le jazz et je prends un grand plaisir à aller dans les rythmes multidirectionnels, c’est une expérience formidable. En revanche, j’intègre cela à mon jeu lorsque je joue en trio ou en quartet, pas dans Magma où c’est plus structuré. Le jazz nous permet d’évoluer à l’intérieur des choses, la batterie c’est être là où on ne nous attend pas.
- J’ai une question exclusive à vous poser, j’ai cru comprendre que vous appréciez Jim Morrison ?
Oui, lorsque j’avais découvert chez des amis les disques des Doors, j’avais trouvé qu’il y avait une certaine magie dans quelques thèmes, un climat caractéristique et un son envoûtant par moments [1].
- Votre amour de John Coltrane est légendaire, mais que conseilleriez vous à un néophyte avant d’aborder son œuvre discographique ?
Avec les nouveaux modes d’écoute mis à notre disposition qui vont des podcasts aux nombreuses plateformes musicales, on ne sait plus comment s’y retrouver. Le plus important est de découvrir la musique de John Coltrane de façon chronologique et de comprendre à quelle époque de sa vie les différentes versions des compositions correspondent. La chronologie est essentielle. Vous connaissez l’album Crescent : lorsqu’il est sorti, j’ai été surpris par le calme qui y régnait, en fait il annonçait la tempête à venir. J’ai une anecdote à vous citer : dans son parcours musical, John Coltrane avait annoncé qu’il allait changer et s’orienter dans la tradition, ce qui m’avait déstabilisé, ça ne correspondait pas à son avancée musicale. En fait il s’agissait des origines traditionnelles des musiques dont il parlait et Africa/Brass est sorti. J’habitais à l’époque sur les grands boulevards parisiens et je me suis rendu dans une petite boutique comme il y en avait beaucoup alors, un Prisunic, et je vois Africa/Brass parmi les disques en vente. À l’époque on pouvait écouter un vinyle dans une cabine en plexiglass et j’ai installé ce disque. Alors que la musique envahissait l’espace de la cabine transparente, je pouvais voir en même temps les clients du Prisunic qui s’affairaient et achetaient leur épicerie, leurs pommes de terre, leur fromage, c’était surréaliste. J’avais l’impression d’être dans un ovni ! Sinon je peux dire que le quartet de John Coltrane avec McCoy Tyner, Jimmy Garrison et Elvin Jones était composé de quatre personnalités uniques, rarissimes, ils ne prenaient aucun pouvoir les uns sur les autres, ils étaient tous au service de la musique.
- Il est temps d’évoquer l’actualité, vous avez toujours mis en avant les voix féminines dans Magma, le chœur féminin rassemblé autour de Stella Vander au chant solo compte désormais cinq voix en tout. Le son du groupe en ressort-il transformé ?
Oui, Stella Vander, Isabelle Feuillebois, Sylvie Fisichella, Caroline Indjein et Laura Guarrato sont toutes extraordinaires, l’élargissement de la structure du chœur a été un évènement primordial, mais rien n’aurait été possible sans l’aide d’un mécène qui a permis d’engager de nouvelles choristes. C’est toujours pareil, chaque agrandissement de Magma implique des coûts importants et je regrette vraiment de ne toujours pas avoir la possibilité d’insérer une section de cuivres constante, un saxophone ténor, un trombone et deux trompettes. C’est mon souhait.
- Christian Vander © Jacky Joannès
- Dans Magma actuellement, on retrouve Simon Goubert qui officie au piano, nous savons quel formidable rythmicien il est. Le fait qu’il soit aussi batteur procure-t-il un avantage dans le développement structurel du groupe ?
Simon est un très bon batteur, il perçoit bien les subtilités internes et lorsque je lance une idée originale dans Magma, il l’intègre immédiatement, je le vois instantanément à son regard complice. Il a la faculté d’entendre le moindre glissement musical, je l’avais apprécié d’emblée lorsque je l’ai connu il y a longtemps.
- Pour conclure je voulais revenir à une période pré Magma où vous étiez un batteur de jazz, entre autres membre de la formation du grand pianiste afro-américain, Mal Waldron. Quel souvenirs gardez vous de cette période de la fin des années soixante ?
Avec Mal Waldron, on avait fait le bœuf au départ, ensuite il demandait toujours à ce que je me joigne à lui et ça se passait très bien. Avant les concerts, on ne savait pas ce que l’on allait jouer, il n’y avait pas d’indication particulière, on ne se posait pas de questions et alors sans aucun mot de sa part ça démarrait. C’était un homme charmant. J’appréciais de faire de la musique à Turin et j’ai beaucoup aimé tourner aussi en Italie. J’ai également joué quelquefois avec Joachim Kühn.
- L’Italie, ça m’évoque le saxophoniste Arrigo Lorenzi avec lequel vous avez interprété du jazz acoustique avec ferveur dans les années 80 ?
Exact, Arrigo Lorenzi était un fin connaisseur des musiques de Julian Cannonball Adderley et de John Coltrane, il avait remis le pied à l’étrier en se produisant au Riverbop chez Jacqueline Ferrari, on y a passé d’excellents moments.
L’année 2025 s’annonce sous les meilleurs auspices pour Magma, une nouvelle tournée est programmée avec une vingtaine de dates. Le public est devenu multi générationnel et en provenance de diverses esthétiques musicales, c’est la force de la musique de Christian Vander dont les racines musicales sont abreuvées par le jazz. À l’instar de l’historique des formations de Miles Davis aux Etats-Unis, Magma a vu défiler en son sein un nombre considérable d’instrumentistes de renom et il semble évident qu’aucun autre groupe français n’engendrera à l’avenir un tel vivier de musicien·nes accompli·es.