Scènes

Travail et cinéma font bon ménage à la Manufacture

Chroniques #NJP2016 - Chapitre 7
Mercredi 12 octobre 2016, Théâtre de la Manufacture. Géraldine Laurent 4tet « At Work », Médéric Collignon & Le Jus de Bocse présentent « MoOvies ».


Géraldine Laurent 4tet « At Work » © Jacky Joannès

Même diminuée par un vilain virus, Géraldine Laurent n’a pas manqué de séduire avec son jazz subtil et élégant. Après, ce fut une autre paire de manches : Médéric Collignon et son Jus de Bocse ont déployé dans le faste leurs visions panoramiques inspirées du cinéma américain des années 70. Jazz de la suggestion d’abord, musique coup de poing ensuite.

Géraldine Laurent © Jacky Joannès

Dans sa chronique d’At Work (« au travail »), le dernier disque de Géraldine Laurent, notre camarade Philippe Méziat trouve les mots exacts pour caractériser la personnalité de la saxophoniste qui s’est produite hier soir en quartet au Théâtre de la Manufacture : « Son phrasé est repérable à cette sorte de douce précipitation avec laquelle elle construit ses solos. Donc un speed très classique du bop, mais ici effectué de façon discrète et presque timide ». Pourtant, toutes les conditions n’étaient pas réunies pour un concert réussi : un vilain virus et une visite chez un médecin nancéien ont failli barrer la route de son jazz à la fois doux et persistant. Fort heureusement, la pharmacopée peut être efficace et c’est bien entourée de Paul Lay (piano), Yoni Zelnik (contrebasse) et Donald Kontomanou (batterie) que la niortaise (appellation géographique validée hier soir) est entrée sur scène. Quand l’alchimie prend le relais de la chimie.

Au début, on comprend qu’il va lui falloir se battre un peu plus qu’à l’habitude mais très vite, la mise en place impeccable du groupe balaie les inquiétudes. La paire rythmique est d’une grande souplesse et le pianiste capable d’évoluer dans un large spectre stylistique, entre néo-classicisme et échappées beaucoup plus free. Tous les trois manifestent une présence qui résout l’équation de la force et de la discrétion conjuguées. Elle convient parfaitement au jeu de Géraldine Laurent qui n’est ni explosif ni débridé. On sent chez elle la nécessité de vivre sa musique de l’intérieur avant de l’offrir au public, avec beaucoup d’élégance et de fluidité dans l’expression de son saxophone alto. Nul doute qu’en des circonstances plus favorables, Géraldine Laurent se serait encore plus abandonnée à son art, mais ce qu’elle a accompli hier force le respect. C’est une grande voix du jazz français qui est passée par là : on savoure ce privilège.

Sur la platine : At Work (Gazebo – 2015)

Médéric Collignon © Jacky Joannès

Attention, tornade annoncée ! Médéric Colligon et son Jus de Bocse sont venus faire leur cinéma à Nancy Jazz Pulsations et certainement pas pour y jouer le rôle de figurants. On connaît la folie généreuse qui habite cet agité du cornet dont le regard palpite de mille explosions d’origine non contrôlée, on sait aussi qu’il ne se refuse jamais le plaisir de s’attaquer aux grands, parce qu’il n’y a aucune raison de s’en priver. Miles Davis le temps de deux disques (Porgy And Bess, Shangri-Tunkashi-La), ou King Crimson plus récemment (À la recherche du roi Frippé). Médo, comme on l’appelle souvent, a récemment décidé d’écrire à sa façon son Dictionnaire amoureux du cinéma américain des années 70 et de lancer au monde une déclaration d’admiration à sa musique et, avant tout, à ses compositeurs : Quincy Jones, Lalo Schifrin et David Shire. L’inspecteur Harry, Scorpio, Bullitt et quelques autres sont au générique d’un palimpseste énervé qui est tout sauf une pâle copie. L’album MoOvies en fait la brillante démonstration.

Sur scène, le déferlement prend d’emblée les spectateurs à la gorge, mais ils sont consentants. Un gros son nourri par une rythmique dont les deux protagonistes s’opposent par leur apparence visuelle : l’impassible Emmanuel Harang à la basse électrique et l’insatiable Philippe Gleizes à la batterie. Ce dernier, dont la polyphonie hallucinée évoque celle de Christian Vander, trouve en son compagnon faussement débonnaire un appui idéal. Ça frappe, ça pousse, ça gronde, ça n’arrête quasiment jamais. Tous deux vont au charbon d’une locomotive pas comme les autres, une machinerie Jus de Bocse surpuissante, d’une incroyable précision dans ses arrangements et, paradoxalement, d’une grande légèreté. Le Fender Rhodes d’Yvan Robilliard ajoute ses éclats, en totale fusion avec le batteur qui lui fait face et ne cesse de le relancer du regard. Ces trois-là sont déjà un spectacle à eux-seuls. Parfois même ils pourraient se faire passer pour une triplette magmaïenne, tant leur avancée semble inexorable (« Scorpio’s Theme »).

Alors que dire de Médéric Collignon ? Eh bien, tout simplement, qu’il enchante et illumine cette musique en technisonore (qu’on nous pardonne ce néologisme), non seulement de son souffle cuivré et impétueux, mais aussi de toutes ses trouvailles vocales et autres effets sonores pilotés au clavier d’un ou deux doigts taquins. Médo, c’est une bulle de poésie qui s’est nichée dans le corps d’un être humain, un scatter farfadet, un trublion survolté, un type pas comme les autres, un peu frappé mais jamais glacé. Un grand, à n’en pas douter. Il faut se précipiter pour le seul plaisir d’une bonne claque musicale comme on aimerait en prendre plus souvent. Le rendez-vous est pris.

Sur la platine : MoOvies (Just Looking – 2016)