Chronique

Thierry Maillard Ensemble

Caméléon

Label / Distribution : Ilona Records

S’il est un reproche qu’on ne pourra jamais adresser à Thierry Maillard, c’est de manquer d’ambition et de se répéter. Mieux, s’il était un sportif, on l’imaginerait volontiers gymnaste, adepte du grand écart et de la prise de risque. Car le pianiste n’aime rien tant qu’alterner des projets qui le voient tour à tour traquer les plaisirs d’une intimité mélodique en formation réduite (trio ou solo) et constituer de grands ensembles grâce auxquels il va tenter de donner vie à ses rêves un peu fous. Prenons la période récente pour nous en convaincre. Il y a quelques années déjà, il avait emmené son trio s’échauffer en compagnie du Philharmonique de Prague pour l’enregistrement de The Kingdom Of Arven. Deux ans plus tard, il réunissait un Big Band dont le casting avait des allures de dream team, histoire de partir à la recherche du bonheur (The Pursuit Oh Happiness, 2017). Un grand ensemble qui se renouvelait partiellement en 2019 pour un Zappa Forever, hommage à la créativité débridée du moustachu de Baltimore.

Autant dire qu’on est à peine surpris de découvrir qu’en 2021, Thierry Maillard a choisi de récidiver en échafaudant une nouvelle formule XXL, dont la coloration pour le moins particulière n’est finalement guère répandue dans le microcosme du jazz, qui vient ici frotter ses molécules à celles d’une musique d’inspiration plus classique. Car c’est peu dire que le pianiste et ses deux complices Chris Jennings (contrebasse) et Yoann Schmidt (batterie) vont devoir étudier le droit des minorités. Après tout, chacun son tour ! Voilà ces trois hommes entourés de quatorze femmes – une sorte de Thierry’s Angels sur écran panoramique – parmi lesquelles on découvre un véritable chœur constitué par le septuor Vagabondes. Soit un festival de voix augmenté par celles de l’étoile montante Sélène Saint-Aimé (également contrebassiste) et de Maë Defays (dont le grand-père est un certain Pierre Richard, acteur amoureux du jazz), sans oublier cinq instrumentistes (bandonéon, violoncelle, guitare, saxophone, flûte) chargées d’ajouter leurs propres textures et de contribuer à l’élaboration d’une musique de la profusion.

Ainsi en va-t-il de Caméléon, album multicolore dont le visuel traduit assez bien la palette sonore et stylistique. Ici, on chante parfois en français, mais la plupart du temps dans un langage voyageur inventé qui va se former et se déformer au fil des imaginations, en piochant sonorités et syllabes à travers les siècles et les continents : latin, langues nordiques, africaines ou amérindiennes. Le spectre est large, il y a même parfois un zeste de Magma dans ces paroles organiques et l’approche vocale d’un espéranto de nouvelle facture. Avec cette différence importante : alors que les habitants de la planète Kobaïa sont en quête d’un « cri » universel, né d’un conflit amour/désespoir, les élans de Caméléon sont portés par une joie de vivre assumée, un besoin de vibration commune, un consensus du plaisir. On comprend vite que le sens des paroles est secondaire, parce que c’est le lyrisme de cette chorale dopée à l’énergie du jazz – la cellule du trio, jamais invasive, est d’une présence attentive – et un besoin constant de mélodie qui priment sur tout le reste, exerçant son attraction sur celui ou celle qui écoute. On ne peut qu’être séduit par l’enthousiasme d’un collectif en état de jubilation, d’autant plus qu’il est particulièrement agréable « d’entendre le sourire » du chef d’orchestre ayant su mener à bien une telle entreprise.

Caméléon est un disque exposé à la lumière, qui n’appartient qu’à lui-même, avec cette part d’onirisme qui en fait tout le charme. Thierry Maillard ose rêver, redisons-le, on ne peut que l’encourager à rester ainsi debout face à un monde qui, lui, serait plutôt du genre désespérant.

par Denis Desassis // Publié le 24 avril 2022
P.-S. :

Les musicien·ne·s :
Sélène Saint-Aimé (voc, b), Maë Defays (voc), Louis Jallu (band), Olivia Gay (cello), Virna Nova (g), Olga Amelchenko (as, ss), Christelle Raquillet (fl), Zoé Brocard (voc), Amandine Bontemps (voc), Sofie Garcia (voc), Clémence Maucourant (voc), Gladys Roupsard (voc), Tiphaine Zerbib (voc), Louise Chalieux (voc), Chris Jennings (b), Yoann Schmidt (dms), Thierry Maillard (p, comp).