Chronique

Tu Danses ? Trio

Songs Of Praise

Jean-Marc Baccarini (ts, ss), Philippe Canovas (g), Christian Mariotto (dm).

Label / Distribution : Fatto In Casa

Il faut faire preuve d’un certain courage pour oser s’attaquer au monstre sacré qu’est John Coltrane. Le saxophoniste, tout à sa quête d’une musique absolue, a emprunté un chemin si personnel, si définitif, qu’on peine à croire qu’une relecture de son œuvre soit envisageable. De grands noms s’y sont illustrés néanmoins (John McLaughlin & Carlos Santana, Kenny Garrett, Dave Liebman…). Michael Brecker, Chucho Valdés, Steve Reich et bien d’autres ont reconnu son influence majeure sur leur propre travail. Plus près de nous, le Big Band de Christophe Dal Sasso s’est lancé dans une interprétation de A Love Supreme, non sans élégance. Certaines compositions de Coltrane (« Giant Steps », par exemple) sont par ailleurs devenues des défis pour les musiciens ; ou des instants uniques, dont la répétition est impossible (« Ascension », « Om »). Et on a cru, parfois, qu’il était le compositeur d’œuvres qu’il avait adaptées (« My Favorite Things ») tant il possédait la capacité de les transcender au point de les faire siennes et de leur donner une nouvelle vie à chaque interprétation.

Tout cela, les musiciens de Tu Danses ?, un trio qu’on suit par ici depuis une bonne dizaine d’années, le savent mieux que quiconque. Ils n’ignorent pas qu’un « à la manière de » serait voué à l’échec et que rendre hommage à John Coltrane doit aller de pair avec la fidélité à une expression personnelle, telle qu’ils ont su la faire entendre sur leurs trois albums précédents : Tu Danses ? (2008), Autres directions (2011) et surtout 3 (2016). De toute façon, il y avait anguille sous roche… Car 3 avait beau se présenter comme un hommage à Paul Motian, Jean-Marc Baccarini (saxophones), Philippe Canovas (guitare) et Christian Mariotto (batterie) avaient glissé en ouverture du disque une reprise de « Love », composition de Coltrane figurant sur First Meditations For Quartet en 1965. Ils avaient réussi à faire entrer ce thème dans un costume motianesque, certes, mais cette musique aux accents mystiques avait bien mis le pied dans la porte du trio.

Aussi n’est-on guère surpris de découvrir Songs Of Praise, un quatrième rendez-vous discographique, intégralement consacré au répertoire du saxophoniste [1], et qui plus est au Coltrane du recueillement et de la spiritualité. À l’exception de « Spiritual », dont on peut suivre la trace à compter de 1961 et Live At The Village Vanguard, les choix du trio se sont portés en effet vers la période 1963-1966 et plus particulièrement cette année si prolifique que fut 1965, ici représentée par six des douze compositions du disque.

La formule sonore du trio écarte le piano et la contrebasse ; elle inclut une guitare aux côtés du saxophone et de la batterie. Le risque d’un effet d’imitation est donc a priori évité. Et si le feu couve dans le jeu de Jean-Marc Baccarini, au ténor comme au soprano, jusqu’au déchirement coltranien (« Amen » par exemple), la guitare de Philippe Canovas impose un climat d’une grande sérénité, de subtiles formes mouvantes et aériennes dont la sculpture méditative est rehaussée par le jeu retenu de Christian Mariotto, un musicien dont on sait la force de frappe mais qui reste ici le plus souvent dans le registre de la suggestion. Tu Danses ? n’oublie pas que la musique de John Coltrane était devenue une longue prière. Loin de se figer dans le rôle du dévot, le trio adopte la posture qu’il avait déjà empruntée sur son disque précédent : faire preuve d’humilité, invoquer l’esprit de la source et rester soi-même. C’est la meilleure démonstration possible du respect dû à un géant. Avec Songs Of Praise, les trois musiciens livrent non seulement leur plus beau disque mais ils donnent envie de les retrouver sur scène, histoire de partager avec chacun d’entre nous cette grande histoire d’amour qu’est la musique de John Coltrane.

par Denis Desassis // Publié le 19 mai 2019
P.-S. :

[1Seule « Gigi », une composition signée Jean-Marc Baccarini est enchaînée avec « Alabama ».