Chronique

Ark 4

Rouge

Pierre Boespflug (org, élec), François Guell (as, texte), Jean Lucas (tb, voc, élec), Christian Mariotto (dms, effets).

Label / Distribution : CCAM Editions

Les musiciens d’Ark 4 sont sensibles à la couleur. On les avait croisés à plusieurs reprises dans les salles obscures il n’y a pas si longtemps, à l’occasion du projet De l’aube à minuit conçu autour du film muet homonyme de 1922 signé Karlheinz Martin, qu’ils avaient choisi de mettre en musique. Une vision en noir et blanc pour un quatuor qui constitue par ailleurs la moitié de l’Ensemble Bernica, la « grande formation » de la compagnie Latitudes 5.4 bien connue des Lorrains. Et dont le récent Vagabondage est une réussite incontestable.

Mais avec Rouge, un disque publié sur le label CCAM Editions [1], Pierre Boespflug, François Guell, Jean Lucas et Christian Mariotto font bien plus que colorier leur idiome d’une teinte vive, quand bien même celle-ci serait d’origine sanguine et donc source de vie. Ils affirment – on aurait envie de dire enfin quand on songe au passé d’Emil 13 dont ils sont une émanation – ce qui est véritablement leur langage, nerveux et libre à la fois. La musique est pour ces quatre insoumis une matière en fusion, dont le modelage fait feu de tout son et de tout souffle et semble ne pas devoir connaître de forme définitive. Comme si tout restait à créer, à chaque instant, dans un processus de constante remise en question. Avec son orgue omniprésent, pourvoyeur d’effets, et qui fait souvent office de basse quand il ne joue pas du scratch ; son trombone caméléon et volubile aux formes sonores multiples ; son saxophone alto filant sur des chemins de traverse ; sa batterie dont les baguettes ont sans nul doute été trempées dans un brouet mêlant jazz et rock, parfois même vandérien (« Marylin »), Ark 4 s’accorde peu de temps de repos et nous ne laisse pas plus d’occasions de vagabonder. Sa formule pour le moins originale trouve, avec un disque addictif, une forme d’épanouissement qu’une composition telle que « Beat Red » résume en cinq minutes d’une urgence magnifiquement contrôlée. Une lente progression, comme celle d’un animal qui avance avec précaution face au danger, avant une course vertigineuse jusqu’à l’essoufflement et un final en forme de récupération après un effort violent.

Rouge est un hymne organique en neuf temps, d’une beauté plutôt ténébreuse mais qui n’oublie jamais d’être généreux, en projetant sa couleur « qui avait envahi le monde, suintait de partout, dévalait des montagnes, submergeait les vallées, inondait chaque parcelle de terre de sa tonalité ocre » - comme le dit un texte récité par François Guell au cœur de la composition « The Big Red One ». On l’aura compris : on prend vite goût à cette intranquillité que le groupe sait parfaitement organiser au beau milieu de son chaos, entre moments écrits et improvisations collectives. Sans oublier toutefois d’entonner ce qui peut s’apparenter à un hymne (« Roi de cœur »).

La parution de ce disque flamboyant est aussi l’occasion de souligner la présence discographique soutenue de Pierre Boespflug, puisqu’on retrouve le pianiste dans deux duos de très belle facture. Il y a d’abord Laniakea paru chez Latitudes 5.4, pour lequel il renouvelle, dix ans après Matinale, son association avec René Dagognet, complice trompettiste de Bernica. Une conversation à la fois intime et intense où l’idée de liberté est déclinée avec une grande finesse. Et puis Les Derniers vestiges évanouis aux côtés de l’accordéoniste Fabrice Bez qui signe sept compositions se voulant narratives et dont l’inspiration est autant littéraire que picturale. Dans cette autoproduction, Jackson Pollock ou Gustave Courbet sont convoqués au beau milieu d’un univers aux contours subtils, où l’improvisation file le parfait amour avec une écriture impressionniste.

Vous repasserez bien par la Lorraine, n’est-ce pas ?

par Denis Desassis // Publié le 18 juin 2017

[1Le label du Centre Culturel André Malraux de Vandœuvre-lès-Nancy, qui a perdu son mentor Dominique Répécaud disparu au mois de novembre dernier.