Scènes

NJP 2015 # 2 : Laurent Coulondre Trio / Avishai Cohen Trio

Deuxième incursion à Nancy Jazz Pulsation 2015. La salle Poirel est pleine comme un œuf et s’apprête à accueillir avec enthousiasme le trio d’Avishai Cohen, précédé de celui du très prometteur pianiste Laurent Coulondre.


Jeudi 8 octobre. Que choisir entre Cerrone, chantre du disco, au Chapiteau de la Pépinière et une double formule en trio Laurent Coulondre / Avishai Cohen salle Poirel ? La réponse est vite trouvée, filons vers la belle salle nichée au cœur de la rue éponyme. Il n’est que 19h45 et pourtant, un public nombreux patiente tranquillement au-dehors, obligeant même les voitures à attendre qu’un peu de place leur soit faite. Hier déjà, on jouait à guichets fermés pour le concert d’Ibrahim Maalouf venu jouer le répertoire de son nouveau disque Oum Kalthoum. Le trompettiste devient une sorte de permanent du festival : programmé en 2013 et 2014, on sait qu’il sera présent en 2016, c’est officiel. Mais cette fois, c’est un autre habitué de NJP qui est à l’affiche : Avishai Cohen. Concert complet, une fois encore. Du côté de NJP, on peut se frotter les mains.

Avishai Cohen © Jean-Luc Karcher

Ils sont jeunes et débordent d’une énergie qu’ils vont communiquer à un public qui, très vite, se laisse embarquer par la musique du trio de Laurent Coulondre. Ce dernier nous avait séduits au mois de mai dernier, quand le Marly Jazz Festival l’avait programmé en première partie de Jean-Christophe Cholet. Le pianiste-organiste fait beaucoup parler de lui depuis quelque temps, et en bien. Outre ses trois disques en trio (dont le troisième, Schizophrenia vient de sortir et constitue la base du répertoire de ce soir), on a pu l’écouter récemment aux côtés du trompettiste Nicolas Folmer et son projet Horny Tonky, ainsi que chez le saxophoniste Sylvain Beuf dont le récent Plénitude est une réussite à souligner. Sa formation est en réalité bien plus qu’un trio : Coulondre alterne piano et orgue, dont il joue parfois en même temps, le second lui servant aussi de basse d’appoint, en particulier quand le contrebassiste Rémi Bouyssière se saisit d’une basse électrique à six cordes, qu’il utilise parfois comme une guitare ; Martin Wangermée, tout sourire dehors et faisant face à Laurent Coulondre qu’il ne quitte pas des yeux, n’a pas d’autre choix que de se démultiplier derrière sa batterie, une tâche redoutable dont il s’acquitte avec une grande aisance. C’est peut-être la composition intitulée « Suspended Bridge » qui résume le mieux l’esprit de leur prestation : celle d’un pont suspendu entre les cultures et les continents. Donc entre bien des styles de jazz. Car la musique du trio est protéiforme, elle peut évoquer à la fois par son recours aux syncopes celui d’Ahmad Jamal, tout en regardant vers un jazz funk à la vigueur communicative (« Sunny Road Trip »). On est traversé aussi par l’idée que certains groupes de rock progressif ne sont pas si loin, tel ce final de « Schizophrenia » et le duel entre l’orgue et la batterie qui rappelle Emerson, Lake & Palmer. Une grande partie du nouveau disque sera passée en revue et c’est une pointe de frustration qui gagne le public lorsqu’il s’aperçoit qu’aucun rappel ne sera possible. Question de timing, et peut-être aussi d’impératifs liés à une captation vidéo. Quoiqu’il en soit, le trio de Laurent Coulondre aura bien plus que « fait le job » : sa mission séduction, attendue par certains et découverte par d’autres, est accomplie et va en appeler d’autres, c’est évident. Cerise sur le gâteau : on retrouvera le 12 novembre prochain Laurent Coulondre au Manu Jazz Club de Nancy, puisque parmi les artistes programmés durant la saison figurent Nicolas Folmer avec Horny Tonky. C’est une bonne nouvelle. Et nous en profiterons pour vérifier si le pianiste continue d’assortir avec autant de classe ses chaussettes avec de somptueuses chaussures vertes dont la salle Poirel a eu la primeur !}}}

Laurent Coulondre © Jean-Luc Karcher

J’étais resté sur un sentiment mitigé après le concert d’Avishai Cohen à l’Olympia au mois d’avril dernier. Effet négatif d’une salle qui favorise peu la proximité avec les spectateurs ? Public moins chaleureux ? L’impression avant tout d’un show à l’exécution professionnelle, mais habité d’une certaine distance, pour ne pas dire froideur… Une chose est certaine : la salle Poirel convient beaucoup mieux au contrebassiste. Il ne manque pas de le dire et de le faire savoir par sa gestuelle accordant une large place aux sourires échangés entre chaque morceau, aussi bien avec ses musiciens qu’avec le public, qu’il ne cesse de remercier longuement. Déjà en 2010, il avait enflammé les lieux : à cette époque il se présentait aussi en chanteur, celui de l’album Seven Seas. Cette fois, c’est l’instrumentiste qui est à la manœuvre, entouré du polyrythmique Daniel Dor à la batterie et de l’étonnant Omri Mor au piano, au poste laissé vacant par Nitai Hershkovits. Son jeu étincelant, traversé d’élans romantiques mais aussi très percussif, contribue pour beaucoup à la réussite d’un concert qui est pour le contrebassiste l’occasion de convoquer d’anciennes compositions (« One For Mark ») ou d’autres plus récentes (« Dreaming », « Ballad For An Unborn », « About A Tree »), mais aussi un inédit (« Gesture One ») que le trio joue pour la deuxième fois seulement. Avishai Cohen tient à présenter ses excuses pour d’éventuelles imperfections : « La musique, c’est un peu comme les mathématiques, au début il faut compter »…

La première partie du concert tient en une heure très dense durant laquelle Avishai Cohen engage un corps-à-corps quasi amoureux avec sa contrebasse, il en gifle les cordes, boxe le bois, danse avec elle, la gratifie de grimaces ou de regards extatiques ; il est en symbiose avec ses deux musiciens qu’il ne quitte presque jamais du regard et qu’il pousse au meilleur en les encourageant sans cesse. Il y a comme de la télépathie dans l’air. Comme on l’imagine, la salle exulte et accepte avec plaisir un « retour » programmé d’une bonne demi-heure qui lui permettra de retrouver cette fois le chanteur, le temps de « Nature Boy » et « Alfonsina Y El Mar », « deux chansons dont je ne me lasserai jamais ». Ambiance cubaine pour finir : Avishai Cohen empoigne baguette et mailloche, utilise un pupitre comme instrument à percussion, le fracasse à moitié, lance des idées que le duo Mor-Dor (ça ne s’invente pas et Tolkien ne nous dirait pas le contraire) va s’empresser de mettre en pratique. Pour finir, il troque sa contrebasse contre une basse électrique et prend sur le devant de la scène des poses de guitar hero. La salle est debout, un petit moment de bonheur vient de faire frissonner les spectateurs. On peut certes reprocher à Avishai Cohen d’être un showman dont la mécanique scénique est parfaitement huilée, mais le musicien est toujours aussi charismatique. Pas un seul instant on n’aura ressenti chez lui autre chose qu’un profond engagement dans une musique qui raconte l’histoire de sa vie et de son pays, Israël, en recourant à une expression qui fait la part belle à ce que j’appelais il y a quelques années un mélange « de bonheur grave et d’harmonie inquiète ». Le contrebassiste a su porter sa musique bien au-delà du cercle du jazz, il est plus que jamais un artiste des musiques du monde, dont le chant survole les continents. Il faut lui en savoir gré.

Avishai Cohen Trio © Jean-Luc Karcher

Je quitte la salle. Personne ne semble pressé de partir. Laurent Coulondre et ses musiciens sont occupés à signer leur disque. Une belle soirée pour eux aussi et une confirmation pour nous. Dehors, un homme à l’allure juvénile me demande du feu. Le non-fumeur que je suis ne peut lui venir en aide, mais mon voisin se charge de lui en fournir. Personne ne semble le reconnaître alors qu’il n’est autre qu’Omri Mor, le pianiste qui, quelques minutes auparavant, avait charmé le public par la brillance de son jeu. Nous bavardons quelques minutes, lui et moi, il m’explique qu’il a déjà joué aux côtés du contrebassiste il y a trois ans, quelque temps après le départ de Shai Maestro. Il fume tranquillement pendant que le « boss » dédicace ses disques à quelques mètres de là, dans le hall encombré de la salle Poirel ; à cet instant, il ne semble avoir d’autre envie que celle de revivre ce concert en l’évoquant avec plein de lumière dans les yeux. Nous nous promettons de rester en contact. Avec plaisir !

par Denis Desassis // Publié le 9 octobre 2015
P.-S. :

Pour aller plus loin :

  • Laurent Coulondre Trio : Schizophrenia (Sound Surveyor Music – 2015)
  • Avishai Cohen Trio : From Darkness (Razdaz Records – 2015)