Wadada zu Besuch in Berlin
Quelques duos de Wadada Leo Smith et Günter Sommer sur la platine
Parmi toutes les collaborations de Wadada Leo Smith, parmi sa discographie hyperbolique, il semblait difficile de faire un choix pour un focus ; la facilité eût été de parler des premières années, celles de la Creative Construction Company. Mais pour donner envie de mettre un disque Sur la Platine, il faut se fier à l’instinct et à une certaine dose de sérendipité ; dans l’un de ses duos avec Milford Graves sur Sacred Ceremony, un morceau fait référence au batteur Baby Dodds, légendaire batteur de Armstrong et King Olivier, mais aussi cause du surnom du batteur allemand Günter Sommer. De fil en aiguille, l’idée est venue de se pencher sur deux ou trois disques qui ont réuni le trompettiste et le batteur venu de RDA.
Les deux musiciens se retrouvent en 2007 grâce au label Intakt Records dans le très élégant Wisdom in Time, enregistré en Suisse. Il y a une vraie complicité entre eux, souvent le moteur de Sommer, qui aime jouer, dans tous les sens du terme, avec son duettiste. Ici, c’est le calme, la quiétude qui marque en premier lieu. « Tarantella Rusticana » est l’occasion pour Günter « Baby » Sommer de jouer avec les peaux, de s’installer dans les basses comme on fait vibrer la terre, pendant que Wadada Leo Smith offre son jeu le plus aérien, solaire. Il perdure la même atmosphère dans « Pure Stillness », où la trompette revient davantage à hauteur d’homme pour une discussion pleine d’intimité, avec une batterie attentive, toujours sur le qui-vive, pleine d’écoute. C’est un témoignage d’amitié fort, une amitié ancienne, qui date d’avant la chute du mur, à l’orée des années 80 et que ce beau disque studio remémore, avec la patine des ans.
C’est en 1979 que l’histoire commence, à Berlin pour être précis, à l’occasion d’un concert avec Peter Kowald, autre figure du free jazz est-allemand, presque dix ans jour pour jour avant la chute du mur. Paru sur le label FMP, Touch The Earth peut légitimement être considéré comme un monument, un disque visionnaire, une rencontre au sommet. « Radepur im Februar », morceau où Sommer et Smith bâtissent un discours profond et apaisé, fait de métal effleuré que Kowald fracture lentement, en est un vibrant exemple. Il y a dans cette musique une tension de chaque instant qui prend le masque de l’apaisement. Wadada Leo Smith aime les notes tenues, chaleureuses, perçantes parfois qui tranchent avec la débauche d’énergie de ses compagnons allemand. Sommer est d’une explosivité rare, tout en ne se focalisant pas sur quelques éléments de batterie, conservant ce jeu très étendu et très ouvert qui fait sa marque de fabrique. C’est quelque chose que l’on retrouve sur le très beau « In Light », sans conteste le sommet de l’album, où quelques rafales de cymbales viennent habiller la trompette d’un relief lumineux, comme un halo auquel Kowald répond en écho. Nous sommes, avec ce disque, dans les premières libéralités offertes aux musiciens de RDA, et à ce titre, dans une rencontre qui présage une musique totalement nouvelle.
C’est pourtant If You Want the Kernels You Have to Break the Shells, autre prestation du duo sortie chez FMP et enregistrée en 1981, qui reste dans les mémoires ; on y trouve moins de spontanéité peut-être, bien que la démarche soit plus collective, mais une plus grande ouverture stylistique, notamment de Sommer (l’usage des cloches sur « Rastafari in The Universe »), signe avant-coureur du célèbre Human Rights de 1986, où l’on retrouve Kowald et Sommer sur le roboratif « Humanismo Justa / Tutmonda Muziko » qui ouvre la page de la passion de Wadada Leo Smith pour l’Asie (avec le beau koto de Tadao Sawai). Aujourd’hui, If You Want the Kernels You Have to Break the Shells et Touch The Earth sont réunis dans un seul disque, disponible sur Bandcamp ; l’occasion de toucher du doigt la passion qui anime ces deux figures des musiques créatives des deux côtés de l’Atlantique.